P�RAUD, Alexandre : Les miroirs du cr�dit dans la po�tique balzacienne, th�se soutenue � l�Universit� de Bordeaux 3 le 16 mai 2001, sous la direction de Jean-Louis Caban�s.Bien que la critique se soit abondamment interrog�e sur l�argent balzacien, sur sa puissance et sur les d�terminismes romanesques qu�il engendre, elle n�a jamais r�ellement �tudi� la place et le r�le sp�cifiques du cr�dit. On peut s��tonner d�un tel silence puisque, en r�alit�, tous les parcours romanesques de La Com�die humaine se d�terminent en fonction de la capacit� des individus � se servir des dettes et cr�ances. En Balzacie, on est forc�ment d�biteur ou cr�ancier, voire les deux � la fois ; le monde de Balzac est ind�fectiblement soumis au jeu de relations et de normes fiduciaires aussi vari�es qu�envahissantes. Bien s�r, le cr�dit n�est pas un fait nouveau au dix-neuvi�me si�cle, mais il acquiert � cette �poque un empire extraordinaire sur les hommes et la soci�t�. La litt�rature, et notamment les physiologies, d�crivent et d�noncent les m�faits de cette fiducie g�n�ralis�e, mais il n�y a que chez Balzac que le cr�dit devient un acteur � part enti�re, un principe actif qui participe de la logique du r�cit. Et si ce ph�nom�ne omnipr�sent est rest� m�connu ou abusivement subordonn� � la th�matique de l�argent, sans doute cela tient-il au fait qu�on a trop superficiellement appr�hend� ses manifestations et sa nature profondes. A la mani�re du fait social total d�crit par Mauss, il r�git les structures subjectives et collectives, il mod�le les mentalit�s et le construit social, et ses facult�s morphodynamiques en font un puissant principe de structuration textuelle. Sans doute a-t-on n�glig� les sp�cificit�s de ce contrat moral ou �crit qui permet � un individu de � poss�der �, pour une dur�e limit�e et moyennant int�r�t, une valeur qui n�est d�ailleurs pas forc�ment mon�taire. L��change � cr�dit se distingue d�autant plus d�un simple transfert �conomique que les d�biteurs c�dent toujours, peu ou prou, � l�illusion que la dette leur permet de disposer d�une source in�puisable de richesse. Le d�sir est alors livr� � la logique financi�re. Loin de n�gliger les sp�cificit�s attach�es � cette monnaie virtuelle et de s�affranchir de la complexit� naturelle de l�acte d�endettement, Balzac en utilise toutes les potentialit�s romanesques et ceci explique que les manifestations du cr�dit soient aussi vari�es. On con�oit donc que le v�ritable enjeu de cette th�se n�est pas tant de d�couvrir ce que La Com�die humaine nous apprend sur le cr�dit ou sur sa r�alit� � ce qui n�est certes pas n�gligeable �, mais consiste bien � comprendre comment un ph�nom�ne social majeur s�inscrit dans un texte litt�raire. Bien que l�int�gration narrative et �nonciative des structures du cr�dit constitue le ph�nom�ne s�miotique le plus remarquable et le plus int�ressant, on ne peut en saisir la port�e sans �tudier au pr�alable leur inscription di�g�tique. La Com�die humaine raconte le destin et les aventures de dettes et cr�ances ; elle met en sc�ne des billets, lettres de change et autres effets de commerce qui permettent de faire circuler l�argent et repr�sentent le corps de r�gles juridiques et commerciales organisant la fiducie. Ces objets fiduciaires participent du quotidien de chaque personnage et conditionnent le rapport du sujet au cr�dit et, partant, d�terminent les parcours di�g�tiques (premiere partie : Sujets romanesques et objets de roman). Il s�agit toutefois d�objets particuliers qui, � l�instar de la monnaie d�mat�rialis�e qu�ils incarnent, sont � la fois pr�sents et absents, jamais v�ritablement d�crits, mais toujours agissants (section I : Des objets insaisissables). Ces repr�sentations scripturales de l�argent semblent en effet dot�es d�une �trange autonomie : leurs circulations physiques et les fluctuations de leur valeur �chappent � ceux qui leur donnent naissance. Nous avons donc affaire � des ustensiles pr�caires et insaisissables, beaucoup plus d�ceptifs que m�lodramatiques, dont les personnages, et peut-�tre m�me le romancier, croient se servir, alors qu�ils en sont plus ou moins esclaves. Cette fonctionnalit� paradoxale suscite chez les personnages des repr�sentations vives et contrast�es et l�on ne s��tonne pas que ces signes fiduciaires, qui sont avant tout des r�alit�s de langage, nourrissent un riche vivier de m�taphores. Celles-ci r�v�lent l�existence d�un v�ritable imaginaire du cr�dit (section II) qui, s�il est le sympt�me d�une pathologie sociale, ne serait pas aussi pr�gnant si les sch�mes fiduciaires ne permettaient aux personnages d�exprimer leur angoisses existentielles et leurs peurs ancestrales et, � un niveau psychanalytique, leurs obsessions sexuelles et pulsions. L�imaginaire du cr�dit est le lieu o� co�ncident l�int�riorit� du sujet et l�ext�riorit� de son v�cu. De ce point de vue, la mani�re dont La Peau de chagrin lie ind�fectiblement � c�est-�-dire pour l�ensemble de La Com�die humaine � le pacte de cr�dit et le mythe faustien est la manifestation la plus spectaculaire du syncr�tisme balzacien et de son r�alisme fantastique. Le cr�dit d�termine une � �conomie du d�sir � (section III) o� les �tres sont engag�s dans un trafic de leurs pulsions et de leur temps. Objet romantique, la dette permet au sujet de vivre avec son manque constitutif, de le creuser c'est-�-dire d�en pr�server la dynamique � la fois vitale et mortif�re. Les fondements psychanalytiques et moraux du cr�dit r�v�l�s par La Com�die humaine ne s�opposent pas aux facteurs r�els. Ils permettent m�me de mieux comprendre la mani�re dont s�op�re l�int�riorisation sociale de la norme fiduciaire et, partant, la mani�re dont le cr�dit participe de l�institution de la soci�t� lib�rale bourgeoise (deuxi�me partie). Des ph�nom�nes historiques jouent bien s�r un r�le essentiel dans ce mouvement d�institutionnalisation. La crise mon�taire end�mique qui caract�rise la premi�re moiti� du dix-neuvi�me si�cle provoque d�importantes tensions sur le num�raire qui menacent le d�veloppement capitaliste. Le cr�dit appara�t alors comme une � panac�e � sociale � la formule est de C�sar Birotteau � puisqu�il permet seul de faire circuler l�argent. Aussi, bien que le syst�me bancaire soit relativement inorganis� et quelque peu anarchique, le monde pyramidal de la cr�ance � depuis la Haute-banque jusqu�� l�usure de bas �tage � impose son h�g�monie (section II)� et sa tyrannie � chaque individu. Le cr�dit peut bien occasionner de nombreuses injustices, il devient une norme absolue dont l�Etat assure le respect en emprisonnant promptement les d�biteurs d�viants. La dette n�est donc pas seulement un m�canisme �conomique, elle v�hicule un ethos de classe bourgeois qui, via un large ensemble de st�r�otypes et de maximes fiduciaires, s�impose progressivement � l�ensemble de la soci�t�. Outil d�embrigadement id�ologique, le cr�dit ne sert pas seulement � juguler une crise financi�re conjoncturelle, il offre une solution de transition entre un Ancien R�gime qui vivait du don et un syst�me lib�ral qui repose sur l�int�r�t ; il m�nage une transition entre les valeurs finissantes du pass� et celles, encore en devenir, du lib�ralisme utilitariste. Cette �volution est particuli�rement nette dans les Sc�nes de la vie priv�e o� le contrat fiduciaire supplante les relations et les sentiments interpersonnels les plus nobles, corrompt l�amiti�, l�amour, le mariage (section III : un succ�dan� de la confiance). En racontant les tentatives de plus en plus d�sesp�r�es de quelques personnages purs pour se soustraire � la logique de la dette, ces �uvres montrent que personne ne peut se soustraire aux dettes et cr�ances. Cependant, si toutes les cat�gories sociales sont soumises � l�empire du cr�dit, leurs repr�sentants ne donnent pas le m�me sens � leurs d�bits. La Com�die humaine met ainsi en �vidence les diff�rentes logiques sociales de l�endettement (section IV). On ne s�endette pas de la m�me mani�re selon que l�on est noble ou bourgeois, jeune ou vieux, pauvre ou riche� Balzac n�accorde toutefois qu�un int�r�t limit� aux d�bits populaires, pr�f�rant s�attarder � ceux des enfants du si�cle. Leur endettement r�volt� et presque anarchiste� tout � fait embl�matique de la crise morale qui secoue l��poque � acquiert en effet une signification esth�tique et politique puisqu�il constitue une mani�re de d�noncer l�embourgeoisement g�n�ral. Las, cette r�volte ne fait que renforcer la puissance sociale du cr�dit, mais elle illustre avec la plus grande nettet� le triple r�le du syst�me fiduciaire reproduit par Balzac. Il ordonne la soci�t� en int�grant groupes et individus au sein d�un syst�me et d�une structure coercitive ; il l�anime en organisant les flux qui, � tous niveaux, entretiennent la dynamique sociale ; enfin, il mod�le les individus en � fabriquant � une psychologie collective adapt�e aux besoins et aux valeurs de la classe bourgeoise. Cette triple fonction s�impose certes au monde extra-textuel mais �galement, au terme d�une homologie classique chez Balzac, � l�univers di�g�tique. En mettant en sc�ne des individus qui sont, presque tous, d�biteurs ou cr�anciers, La Com�die humaine fait sienne la logique fiduciaire. Ce qui �tait d�j� � fait social total � devient un fait socio-litt�raire total. Le cr�dit ordonne le construit romanesque de la m�me mani�re qu�il r�gle les destin�es individuelles et organise le monde de l��uvre (Troisieme partie : r�cit de cr�dit � cr�dit du recit). Lien structurant et principe dynamique, il r�pond � la grande obsession de l��pist�m� du dix-neuvi�me si�cle : la circulation (section I : la pens�e circulatoire du cr�dit). A ce titre, il occupe une place cardinale au sein des grandes formations discursives de l��poque. En soi, il ne constitue pas une matrice �pist�mologique, mais il permet de rendre effectifs les mod�les scientifiques majeurs du premier dix-neuvi�me si�cle, notamment la science naturaliste de Geoffroy Saint-Hilaire et la th�orie de Saint-Simon. Le cr�dit est connexion, principe de liaison et r�git les sph�res r�elles et textuelles, que ce soit au niveau de l�organisation globale de La Com�die humaine (au m�me titre, par exemple, que le retour des personnages) ou de la structuration interne de chacun des r�cits. Parce qu�ils sont � la fois des principes repr�sent�s et des principes de repr�sentation, les sch�mes fiduciaires doivent �tre appr�hend�s en termes de s�miotique narrative (section II). Ceci ne signifie pas que l�auteur ait consciemment �rig� le cr�dit en matrice narrative. Mais, pour unifier les hommes et les choses dans l�univers clos de La Com�die humaine, pour reconstruire les logiques individuelles, psychologiques et collectives, il fallait un principe de liaison. L�auteur a emprunt� au r�el les structures m�mes qui l�animent et l�organisent et les a transpos�es au sein de son texte. Ce travail de � mise en texte du social � (Duchet) illustre parfaitement la sp�cificit� du r�alisme balzacien qui est un r�alisme des structures et de la relation. On observe ainsi que les � structures discursives profondes � du r�cit (Greimas) sont absolument d�termin�es chez Balzac par les logiques fiduciaires. Et si nous accordons une importance toute particuli�re au carr� s�miotique du cr�dit, c�est que celui-ci s�av�re �tre au fondement de tous les romans balzaciens, y compris de ceux qui ne parlent explicitement ni d�argent ni de dettes. Le sch�ma endettement/remboursement ordonne les programmes narratifs : le r�cit qui s�ouvre sur un d�bit � financier ou moral, r�el ou symbolique � ne peut se clore sans que les dettes n�aient �t� acquitt�es. Et ce qui est vrai pour le plan syntagmatique l�est �galement pour le plan paradigmatique puisque l�organisation pol�mico-contractuelle du cr�dit informe les sch�mas actantiels, relie les parcours des acteurs et organise tout un jeu de modalit�s narratives. On comprend donc que la structure dynamique du cr�dit, aussi imp�rialiste soit-elle, n�enferme pas le r�cit dans un sch�ma canonique, ne condamne pas le roman � la r�p�tition du m�me. La fiducie balzacienne autorise des combinatoires s�miotiques infinies qui d�terminent toute une s�rie de complexifications et th�matisations originales (section III). Bien qu�elles r�pondent � une pure logique textuelle, ces variations donnent au roman une extraordinaire intelligence des relations humaines ou sociales. Il est ainsi remarquable que le souci de diff�renciation romanesque qui pr�side, � la fin des ann�es 1830, au progressif remplacement des r�cits de l�endettement par les r�cits du remboursement soit � l�origine de quelques-uns des grands motifs balzaciens que sont le pardon, la vengeance ou la rumeur� Mais cette f�condit� herm�neutique et po�tique a un prix. La confusion des lois du r�cit et des lois du cr�dit masque en fait la difficult� croissante de l�auteur � ma�triser des structures fiduciaires de plus en plus envahissantes, � commencer par la concat�nation infinie des d�bits et cr�dits (section IV : crises et tensions de la fiducie : le cr�dit du r�cit en question). Les crises narratives des derni�res �uvres attestent de la r�alit� de cette lutte du texte contre un principe tyrannique : la falsification ou l�inach�vement du r�cit constituent ainsi les manifestations les plus spectaculaires de l�hypertrophie de la norme fiduciaire tout en permettant au roman de s�affranchir des contraintes narratives exerc�es par les dettes et cr�ances. En fait, par-del� les stricts probl�mes de m�canique narrative, le roman balzacien se heurte � la m�me difficult� que ses cr�atures. Personnages et narrateurs se fourvoient dans le trafic de la monnaie temporalis�e, y perdent le sens de leur dur�e. Mais pour restituer cette probl�matique exp�rience du temps de la dette, les diff�rentes instances auctoriales sont elles-m�mes oblig�es de s�engager dans une �nonciation fiduciaire dans laquelle l�instance lisante est un cr�ancier qui � pr�te � son temps. Conter � cr�dit n�est ni un calembour ni une figure de style� Parce que l��change mon�taire temporalis� sur lequel repose la dette contamine n�cessairement l��change de la parole, il faut bien admettre que la mise en texte du cr�dit est une mise en question de la nature m�me du r�cit de fiction. L�ambivalence sociale du cr�dit se retrouve par cons�quent au niveau po�tique : si ce principe organise et nourrit l��uvre, il la conduit � anticiper la crise de la repr�sentation. D�noncer ou d�crire le remplacement de la valeur r�elle par des monnaies scripturales ne peut pas ne pas donner � l��uvre cette conscience diffuse d�un possible vacillement du signe. La fiducie romanesque est une r�flexion dramatis�e sur le sens. L� r�side la sp�cificit� de la po�tique r�aliste balzacienne. Elle int�gre si intimement son objet que l�on ne sait plus ce qui rel�ve de l��conomie du r�cit ou de l��pop�e �conomique et sociale. En cela, Balzac ne pouvait sans doute jamais en finir avec les miroitements du cr�dit. |