Sciences, techniques, pouvoirs, fictions :

discours et repr�sentations XIXe-XXIe si�cles

Equipe Traverses - universit� Stendhal-Grenoble 3

 

"Vouloir nous br�le et Pouvoir nous d�truit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perp�tuel �tat de calme"

Balzac, la Peau de chagrin

 

L'�poque contemporaine � dont les grands cadres �conomiques, sociaux, politiques, mais aussi �pist�mologiques se sont mis en place tout au long du XIXe si�cle, de ses r�volutions et de ses r�actions � l'�poque contemporaine, donc, est marqu�e, on le sait, par un extraordinaire d�veloppement des sciences et des techniques. Ce d�veloppement a �t� permis par l'irr�sistible dynamique de la rationalit� scientifique, qui, en lutte contre l'appr�hension religieuse du monde depuis la Renaissance, postule que l'homme peut ma�triser la nature et son propre destin.

Les rapports de l'homme avec la nature et avec l'histoire, les repr�sentations qu'il se fait de lui-m�me, de l'univers et de la soci�t� (dont l'anthropologie a bien montr� � quel point elles �taient li�es entre elles) se posent donc en des termes diff�rents selon que la rationalit� scientifique ou la pens�e religieuse les appr�hende. La lente et progressive domination de la premi�re au cours de l'�ge moderne ne va pas, n�anmoins, sans de fortes r�sistances de la seconde, jusqu'au c�ur m�me des soci�t�s contemporaines.

Domination comme r�sistances s'expriment, au sein de la soci�t�, dans l'entrecroisement des discours qui tissent la capacit� � vivre ensemble, et � se rassembler autour d'un certain nombre de croyances, de d�sirs, de r�pulsions, d'actions, d'expressions, que l'on appellera la culture. D�s lors qu'elle s'exerce au sein de la soci�t�, la pens�e scientifique, comme d'ailleurs la pens�e religieuse, nourrit des constructions id�ologiques et imaginaires dont le but est d'assurer son pouvoir, �conomique, social, politique, par le biais d'argumentations implicites et explicites, et, plus encore, de repr�sentations, qui en "naturalisent" en quelque sorte les �nonc�s (c'est l� le r�le de toute id�ologie). Sciences et techniques sont d'ailleurs prises d'embl�e dans les jeux du pouvoir, de m�me que dans ceux du langage, d�s lors qu'elles participent � � et de � la construction d'une culture partag�e.

Les repr�sentations qui circulent dans l'espace social contemporain, d�mocratique, lib�ral et capitaliste � repr�sentations de la science, des sciences et des techniques, et de leur effet (r�el, possible, souhaitable, redoutable) sur l'homme, la nature et la soci�t� � sont m�diatis�es par ces constructions id�ologiques, qui sont des constructions de discours. On les retrouve dans l'ensemble des discours qui forment la trame quotidienne des �changes sociaux. Mais la litt�rature � que l'on prendra ici dans son sens le plus large : po�sie, fiction romanesque et th��trale, mais aussi litt�rature d'id�es, politique, scientifique et philosophique � la litt�rature, donc, est un extraordinaire r�sonateur et amplificateur,  en m�me temps que vecteur, de ces diverses repr�sentations, parfois conflictuelles car prises dans des id�ologies et dans des enjeux qui s'opposent. Et ceci quel que soit le medium qui porte ces repr�sentations (livre, journal, BD, media de l'image et du son). Elle participe � ces constructions id�ologiques, elle les figure, elle les met en discours, �ventuellement elle les critique ; elle les incarne � la fois et les met � distance.

L'�tude de ces constructions id�ologiques et de ces figurations  imaginaires aux XIXe et  XXe si�cles est l'objet g�n�ral de ce projet. Le projet couvrira les XIXe et XXe si�cles. Une attention particuli�re sera port�e � l'articulation entre le XVIIIeet le XIXe si�cle, entre le projet des Lumi�res et celui de la modernit� naissante, mais aussi � l'articulation du XIXe et du XXe si�cle, o� se met en place le positivisme scientiste qui domine encore largement le XX�me si�cle ; toutefois ce sont bien les �volutions du rapport entre litt�rature et science sur l'ensemble de la p�riode consid�r�e qui, � terme, seront prises en compte, et cela selon trois approches conceptuelles combin�es :

  • Interactions entre l'�criture litt�raire et la construction des savoirs scientifiques entre Lumi�res et Romantisme.
  • Incidences de la pens�e scientifique sur les formes et pratiques (litt�raires et po�tiques) et sur les modes de la repr�sentation (perception et conception du temps, de l'espace et de la  mati�re).
  • Le discours litt�raire sur la science et les figurations symboliques de la science dans la litt�rature.

Cette recherche se d�clinera en cinq actions, que nous donnons ci-dessous dans leur ordre chronologique pr�visionnel.

Action 1 : m�decine, sciences de la vie et litt�rature

Le personnage du m�decin, ce ma�tre des secrets de la vie, ce d�chiffreur des �nigmes du corps, s'impose, de la R�volution fran�aise jusqu'� nos jours � en �troite liaison avec le � d�senchantement du monde � (Max Weber) et le d�veloppement de l'id�ologie mat�rialiste �, comme l�une des figures les plus fascinantes, voire la plus fascinante de l�imaginaire collectif moderne. En t�moignent une bonne partie du corpus th��tral et romanesque des XIX�me et XX�me si�cles, de Balzac � C�line, de Dumas � Martin Winckler, de Vigny � Reverzy, mais �galement bien des textes th�oriques ou politiques des deux si�cles consid�r�s, ainsi qu�une commune fascination face aux d�veloppements et aux mutations contemporaines des sciences de la vie.

Parall�lement, la m�decine s'impose comme un mod�le privil�gi� de l'activit� herm�neutique et curative des XIXe et XXe si�cles, tant au niveau individuel que social. La scientificit� grandissante de ses proc�dures, au XIXe si�cle, en m�me temps que l'ambigu�t� de son statut de � science � dite � de l'homme � fait de la m�decine une r�f�rence majeure pour une litt�rature aspirant � l�autorit� que les sciences progressivement lui d�robent. L'exploration m�dicale devient ainsi le paradigme de l'investigation scientifique du r�el et de l'homme (pensons, au d�but du si�cle, � l�importance du mod�le des sciences naturelles chez Balzac ou � l'accueil fait par Zola � l'Introduction � la m�decine exp�rimentale de Claude Bernard). Le discours litt�raire cherchant ses mod�les et ses r�f�rences du c�t� des sciences humaines et de l�anthropologie, la m�decine devait conserver, au XXe si�cle encore, une influence consid�rable.

Symboliques sont ainsi, aux tournants des deux si�cles, les figures de Cabanis,  l'Id�ologue, et de Claude Bernard, le positiviste, dont les ouvrages-sommes � respectivement les Rapports du physique et du moral de l'homme (1802), et l�Introduction � la m�decine exp�rimentale (1865) � ont fourni un double paradigme pour la cr�ation litt�raire contemporaine, leurs personnes elles-m�mes servant, sous une forme fictionnalis�e, voire mythifi�e, �  l'�laboration de maints personnages romanesques contemporains. Car les m�decins sont, d�s le XIXe si�cle, non seulement des hommes de science, mais aussi, souvent, des hommes de pens�e, et, parfois, de pouvoir. Tels ont �t�, par exemple, en-dehors de Cabanis et de Claude Bernard, d�j� cit�s, Marat, Buchez (disciple de Robespierre, l'un des fondateurs du saint-simonisme, historien de la R�volution par ailleurs), Emile Littr�, auteur du c�l�bre dictionnaire et disciple de Comte, dont il a diffus� la pens�e, et bien d'autres encore.

Plus radicalement encore, la construction et le langage litt�raires et po�tiques sont affect�s en profondeur, d�s le d�but du XX�me si�cle, par les bouleversements induits par la psychiatrie et la psychanalyse dans les conceptions anthropologiques : du magn�tisme � l'hypnose et � la psychanalyse, une autre lign�e, de Pinel � Charcot et au-del�, ali�nistes, psychiatres et psychanalystes, concr�tise en effet l'�volution, voire la r�volution de la conception moderne de l'individu et de ses rapports � la soci�t�, � la norme, � l'humain, au langage, dans des images renouvel�es du fou et de la folie, et de la constitution de la psych� humaine. L�h�sitation sur les limites de ce qui constitue la norme para�t tr�s r�v�latrice des tensions sociales et nourrit la fascination des modernes pour ces territoires de l'imaginaire.

Le rapport m�decin/patient comme figure du rapport r�v� auteur/lecteur, voire �crivain/corps social m�riterait aussi d��tre mieux �tudi�, sur l�ensemble de la p�riode envisag�e. L'impact des diff�rents d�veloppements de la m�decine (psychanalyse, recherche g�n�tique) sur les repr�sentations � non seulement de la m�decine dans la litt�rature, mais encore sur celles que la litt�rature se fait d'elle-m�me � est par ailleurs significatif, la fascination pour la m�decine et ses pouvoirs perdurant jusqu'� nos jours. En particulier dans la litt�rature de grande diffusion. Le roman de m�decine est quasiment un sous-genre du roman sentimental comme du roman policier, et l'on trouve des fictions �quivalentes quel que soit le support � BD, film, ou feuilleton-t�l�.

La m�decine appara�t ainsi comme un n�ud de la probl�matique questionnant les rapports entre science, pouvoir et litt�rature dans la modernit�.

Cinq pistes demanderaient d��tre explor�es plus avant :

  • m�decine, mat�rialisme, spiritualisme, litt�rature : transformations de l'�pist�m� sous l'influence des savoirs et imaginaires m�dicaux.
  • m�decine et herm�neutique. 
  • de la m�lancolie � l'hyst�rie : la relation m�decin-patient, auteur-lecteur.
  • le m�decin du corps social et politique ; textes de la litt�rature d'id�es, mais aussi roman policier et social.
  • m�decine, corps et langage.

Un s�minaire mensuel, de septembre 2006mai 2007 et un colloque interdisciplinaire et international, les 13, 14 et 15 mars 2008, seront consacr�s � ces questions. Nous les souhaitons largement ouverts � des approches pluridisciplinaires.

Action 2 : Positivisme, scientisme et darwinisme dans la litt�rature et les sciences humaines au tournant du si�cle : triomphe et contestations

C'est � la charni�re, cette fois-ci du XIXe et du XXe si�cle, qu'on �tudiera l'aboutissement d'un mode de la pens�e dont les racines sont � chercher, on l'a vu, dans les tout d�buts du si�cle (mais se modifient profond�ment, bien s�r, au cours du si�cle, sous les effets conjugu�s des logiques internes des d�veloppements scientifiques et des d�terminismes li�s � une histoire et � une soci�t� elles-aussi en �volution). L'enqu�te pourra �tre men�e autour des questions de la m�thode, des formes et des valeurs. Elle tentera de montrer comment le d�bat d'id�es autour d'un positivisme dominant, mais aussi contest� d'un c�t� par le mat�rialisme, de l'autre par le spiritualisme, d�termine les �volutions des sciences humaines et alimente leurs conflits internes ; comment aussi la litt�rature en est marqu�e dans ses �volutions, comment elle s'en empare,  le met � la fois en repr�sentation et en question, en l'adaptant � ses propres exigences et probl�matiques, soit qu'elle adopte le positivisme dominant, soit qu'elle le conteste, en s'appuyant sur d'autres philosophies, ou les deux � la fois; comment, enfin, ce d�bat scientifique est aussi un d�bat politique.

Un s�minaire de recherche sera organis� de novembre 2007 mai 2008.

Action 3 : Les Id�ologues entre Lumi�res et Romantisme

Au tournant des XVIIIe et XIXe si�cles, les Id�ologues, ce groupe d'�crivains, de philosophes, d�historiens, de m�decins, d�hommes politiques aussi, joue un r�le capital, � la fois de "passeur" d'un si�cle � l'autre, et de matrice commune pour des penseurs tr�s divers du XIX�me si�cle.

 H�ritiers du rationalisme et du sensualisme de la philosophie des Lumi�res, acteurs de la R�volution, ils auront une influence capitale sur la pens�e romantique : Stendhal, Balzac, Dumas, Michelet, et bien d'autres leur sont redevables. On cherchera donc � examiner comment se fait, par eux appropri�, et par eux transmis, l'h�ritage des Lumi�res chez les Romantiques.

Les Id�ologues sont aussi parmi les premiers, au XIXe si�cle, � r�fl�chir sur un mod�le scientifique d'organisation de la soci�t� et du pouvoir politique. Ils ont, sur ce point, influenc� les saint-simoniens et la philosophie comtienne, � partir de laquelle se d�veloppera le positivisme dominant de la seconde moiti� du si�cle. Mais leur pens�e f�conde aussi, par certains aspects, et au prix de certaines impasses, la pens�e lib�rale (Sta�l, Constant, Tocqueville, Guizot�). Il pourra �tre int�ressant de confronter ces deux h�ritages, leurs distorsions, convergences et divergences, et de se demander comment convergent en eux et divergent hors d'eux (mais aussi, peut-�tre, � partir d'appropriations divergentes) des pens�es aussi diff�rentes que celle des romantiques, des lib�raux et de philosophes comme Saint-Simon ou Comte.

Enfin les Id�ologues ont accord� une grande importance � la r�forme de l'�ducation (pr�conisant en particulier  l'introduction des sciences, et la diff�renciation de l'enseignement selon la carri�re (pratique ou th�orique) vis�e. Ils ont un r�le capital dans l'�volution des syst�mes �ducatifs.

Un colloque international sera organis� en novembre 2009.

Action 4 : Science, technique et pouvoir dans la science-fiction de 1870 � nos jours

Il s'agira de r�examiner, dans le cadre probl�matique pr�c�demment dress�, les formes naissantes de la science-fiction (dans laquelle on comptera les romans pr�historiques) et de l'anticipation, et leurs �volutions ult�rieures (pour le XXe si�cle, les films et les �uvres en traduction devront sans doute �tre envisag�s). Trois axes pourraient �tre privil�gi�s :

  • science-fiction et fantaisie (fantastique, merveilleux et science-fiction).
  • science-fiction et politique (utopies et dystopies).
  • science-fiction et technique (l'anticipation technologique et la pens�e magique).

Une attention particuli�re pourrait �tre port�e aux questions suivantes : la science-fiction fait-elle partie de la culture scientifique? De quelle(s) id�ologie(s) est porteuse la science-fiction? Quel rapport en particulier, � la fin du si�cle, avec les id�ologies colonialistes et racistes qui se d�ploient � cette �poque? Quel rapport entre la naissance de la science-fiction, et les modifications dans l'imaginaire de la temporalit�? Pourquoi y a-t-il d�clin et stagnation de la science-fiction fran�aise entre 1914 et 1950? Cette liste n'est �videmment pas limitative.

L'association avec l'ILCEA (Universit� Stendhal) permettra d'�tendre la recherche � la nouvelle science-fiction argentine (y compris les romans pr�historiques) et � la paralitt�rature espagnole (fictions li�es aux nouvelles angoisses technologiques, science-fiction). Il pourra �galement �tre envisag�e une coop�ration avec le CEMRA(Universit� Stendhal) pour la science-fiction de langue anglaise.

Un s�minaire de recherche sera organis�, de novembre 2008juin 2009, qui s'ins�rera dans le projet transversal du cluster 14 consacr� � la science-fiction.

Action 5 : Des humanit�s aux �tudes scientifiques : les mutations de la formation scolaire et universitaire de l'aube du XIX�me si�cle � l'aube du XXI�me si�cle

Pour compl�ter l'ensemble de ce programme de travail, il nous semblerait tr�s utile de mener l'enqu�te sur l'�volution, par rapport � l'�quilibre lettres/sciences, des conceptions et des pratiques �ducatives institutionnelles � dans le rapport dialectique qu'elles entretiennent avec les id�ologies dont elles sont tributaires, mais qu'elles contribuent aussi � construire, voire � modifier. Une coop�ration d'historiens et de sociologues avec des litt�raires travaillant sur les repr�sentations pourrait �clairer utilement ces questions.

Cet axe de travail pourrait �tre d�velopp� avec les didacticiens de notre �quipe, qui int�gre des coll�gues de l'IUFM, mais �galement avec des chercheurs de l'INRP (Lyon), et avec des historiens et sociologues sp�cialistes de l'�ducation.

Un s�minaire interdisciplinaire sera organis�, de novembre 2009mai 2010.

En sus des actions ci-dessus indiqu�es, la r�flexion sur ces questions reste ouverte au sein de notre groupe de recherche, et d'autres actions pourront venir s'inscrire dans les prochaines ann�es, par exemple sur les �changes terminologiques par lesquels la science "informe" la litt�rature et, en retour, int�gre des m�taphores litt�raires dans la formulation de ses propres concepts ; - les effets des contraintes, combinatoires et autres mod�les math�matiques sur la production litt�raire ; - l�influence du deuxi�me principe de la thermodynamique sur l�imaginaire litt�raire entre 1870 et 1910 ; - la notion de � po�sie scientifique � telle qu�elle a �t� pratiqu�e et th�oris�e (contre le symbolisme, mais aussi en la diff�renciant de la po�sie didactique) par Ren� Ghil de 1900 � 1920 ; - l�impact des mutations technologiques et m�diologiques du XXe Si�cle (en fait, depuis l�invention de la photographie, du phonographe et du cin�matographe, jusqu�� l�actuelle r�volution num�rique) sur les pratiques narratives et po�tiques qui ont os� se les approprier ; etc.

Porteurs du projet : l'�quipe Traverses 19-21 (EA 3748, universit� Stendhal-Grenoble 3), �quipe de recherche sur l'histoire, la th�orie et la didactique de la litt�rature et des arts du spectacle, dir. Ch. Massol.

Coordination du projet : Lise Dumasy. Pour tout contact, s'adresser � [email protected]