Séminaire Balzac

Responsables : José-Luis Diaz et Nicole Mozet

Année universitaire 2006-2007

« Balzac analytique »

Responsables :  Claire Barel-Moisan, Christèle Couleau, José-Luis Diaz, Nicole Mozet

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  • Télécharger le texte Nodier l'analytique entre sérieux et ironie de Christine Marcandier (Université Aix-Marseille I)

I. Quatre séances de séminaire le samedi à partir de 14 h 30

Université Paris 7- Denis Diderot, Centre Jussieu
Bibliothèque du XIXe siècle,
Tour 25, Rez-de-Chaussée

Les Études analytiques constituent un ensemble atypique au sein de La Comédie humaine, un corpus souvent perçu comme marginal alors qu’il devait en couronner l’édifice intellectuel. La posture analytique qu’elles définissent fonde le rapport de Balzac au réel, mais cette écriture dessine néanmoins un parcours paradoxal dans la carrière balzacienne. Le premier texte publié dans cette veine, la Physiologie du mariage, connaît un succès retentissant. Lorsque Balzac dessine les plans de la future Comédie humaine, il constitue les Études analytiques en clef de voûte de la cathédrale projetée. Or ce type d’écriture se voit pourtant abandonné et les œuvres analytiques sont longtemps demeurées occultées par la production proprement romanesque de Balzac. Pour saisir ce qui se joue dans le destin contrarié de cette catégorie, sans doute est-il nécessaire de faire sortir « l’analytique » du corpus trop limité des Études analytiques qui, certes, permettent de définir sa visée propre, mais auxquelles on ne saurait le limiter. Il apparaît ainsi disséminé, réactivé dans l’ensemble de La Comédie humaine, comme la combinaison d’un processus intellectuel et d’un mode d’exposition spécifique.

L’analytique balzacien est d’abord un geste qui isole dans le réel une donnée concrète servant de point de départ à une théorisation. Mais il se caractérise également par une certaine tonalité d’écriture : une exposition qui mime le discours scientifique tout en lui alliant le brio d’une énonciation spirituelle, souvent proche de la conversation de salon. L’ambiguïté de la posture de l’énonciateur, entre sérieux et ironie, est ainsi constitutive de l’analytique. Les analyses portent sur le contemporain dans sa dimension la plus concrète (comme, parfois, la plus futile), s’appuyant sur un tacite postulat anti-idéaliste qui va de pair avec une attention particulière pour tout ce qui relève du corps. Les enjeux de l’écriture analytique combinent donc une volonté de connaissance de la société, dans sa modernité même, et une entreprise de provocation qui magnifie « l’art des riens » pour n’aboutir parfois qu’à un savoir déceptif.

Cette complexité de l’entreprise analytique, tant dans les Études analytiques que dans l’ensemble de La Comédie humaine, nous a paru ouvrir la voie à de multiples recherches possibles en termes d’écriture, de génétique, de réception ou d’enjeux. Nous proposons de les aborder selon les axes suivants :

Définir l’analytique

-         Qu’est-ce que l’analytique balzacien : une écriture, une posture, une imposture, un ton, un style, un geste, un regard, une saisie particulière du réel ?

-         D’où vient l’analytique ? Héritage du XVIIIe siècle et des salons, modèles génériques divers, lien avec le discours scientifique ou le discours sociologique émergeant, rapports avec l’écriture journalistique et la littérature panoramique, relation à l’Histoire et à une certaine modernité.

-         Comment circule l’analytique ? Supports de publication, public visé, diffusion effective.

Splendeur et misères de l’analytique

-         Les débuts, le sommet et les marges : premiers écrits, succès, projets, récritures, fragments – génétique et fortunes diverses de l’analytique.

-         Peut-on parler d’un échec de l’écriture proprement analytique, les Études analytiques ne connaissant qu’une réalisation partielle, loin de l’ambitieux projet qui leur était fixé ? A quoi est-il dû ? Quel statut donner aux Œuvres diverses (Code des gens honnêtes, Code de la toilette, Code conjugal, etc.).

-         Peut-on parler d’une dissémination, d’une acclimatation de l’analytique dans le romanesque ? Quels en sont les enjeux ?

Protocoles analytiques

-         Explorations : la ville, les corps, le social.

-         Démonstrations :axiomes, argumentation, théorisation, utilisation des exemples, des anecdotes ; enchâssement ou autonomisation du narratif, lien avec la fiction ; écriture du fragment.

-         Templum analytique et axiologie : classifications, repères, normes, idéologie…

-         Savoir et dérision : ironie et sérieux dans la mobilisation des savoirs, leur construction et leur éventuel détournement.

 

Séance 1 : 21 octobre

– L’analytique, quoi de neuf ?

Fin de « Balzac et le politique »

      - Claire Barel-Moisan : « Écrire le politique : L'Envers de l'histoire contemporaine ou la tentation du roman à thèse »

       

L'analytique, quoi de neuf ?

      José-Luis Diaz : « Vous avez dit “analytique” ? »

Séance 2 : 20 janvier

- Sérieux et ironie, intertexte

 

Voici le programme (modifié) de notre séance du 20 janvier 2007, qui se tiendra pour la dernière fois à Jussieu, à partir de 14 h 30

 

Bibliothèque Pierre Albouy
Tour 34-44
2e étage, salle 201

      - Christine Marcandier (Aix-en-Provence) : Nodier : l'analytique entre sérieux et ironie

      - Nicole Mozet (Paris 7), Une autre « physiologie du mariage » : La Vieille Fille

       

      Comme promis, la conférence d'ouverture de José-Luis Diaz se trouve en mode "audio" sur le site de la SERD:

       

      https://www.etudes-romantiques.org/seminaire_balzac3.htm

Séance 3 : 31 mars

- Scènes de la vie parisienne

      - Helle Waahlberg : Explorations de la ville : vers une « monographie du Parisien »

      - François Kerlouegan : La mode et l’analytique : une rencontre paradoxale

      François KERLOUÉGAN

      Formes et fonctions de l’analytique : l’exemple de la mode dans le Traité de la vie élégante

                Introduction

      Qu’est-ce que l’analytique balzacien ? Telle est la question, formulée de manière volontairement candide, à laquelle tentera de répondre cette communication. Précisons d’emblée qu’on emploiera volontiers, du moins à ce stade introductif du travail, l’adjectif substantivé « l’analytique » afin de laisser la notion ouverte aux différents sens qu’elle peut avoir : l’analytique peut être tout autant un discours, une démarche, une tonalité, un ensemble thématique, un espace, une posture et même – osons le (gros) mot – un genre. Néanmoins, plus on avancera dans la réflexion, plus le recours à cette hypostase sera délicat – et il nous faudra alors trancher.

      Pour répondre à cette question, on a choisi, comme objet d’enquête, le Traité de la vie élégante[1]. Le propos de ce travail ne sera donc pas, on l’aura compris, la mode en tant que réalité socio-historique, ni la mode dans La Comédie humaine, ni même la mode dans le Traité de la vie élégante. La mode ne sera pas ici une fin en soi, ni un objet du discours, mais un biais, une ruse rhétorique, l’outil d’une démonstration qui l’englobe et la dépasse. En quoi le discours sur la mode dans le Traité de la vie élégante nous renseigne sur la nature de l’analytique, sur ses spécificités et son déploiement : tel est l’enjeu de ce travail.

      À l’époque de l’écriture du Traité de la vie élégante, il existe quantité de textes formant un vaste discours sur la mode. Un discours peu audible et relativement méconnu, car passant par les formes mineures que sont les codes, manuels et physiologies. Toutefois, ce discours, contre toute attente, apparaît étonnamment cohérent, dans ses formes autant que dans ses fonctions. Cohérence en regard de laquelle le traité de Balzac apparaît comme largement singulier. Une autre question surgit alors : cette singularité est-elle, précisément, l’analytique ? Il faut donc évaluer la part de spécificité du traitement de la mode dans le Traité de la vie élégante par rapport au discours sur la mode dominant. Et, corollaire à cette démarche, évaluer dans quelle mesure cette spécificité, une fois dégagée, peut se confondre avec (ou nous donner des indices sur) celle de l’analytique. Ainsi, cerner la spécificité du discours sur la mode, de ce discours sur la mode, c’est sans doute résoudre une bonne part de l’énigme analytique.

      Le choix de ce terrain d’étude – la mode – n’est cependant pas aléatoire. En effet, la mode et l’analytique partagent des types de déploiements sensiblement identiques. La mode exerce, on le sait, une double action sur Balzac. Celui-ci y est à la fois réceptif, sensible jusqu’à parfois même en être dupe (gardons à l’esprit la fascination absolue du grand monde sur le jeune apprenti dandy qu’est Balzac en 1830). En même temps, on note chez lui une résistance, une distance critique, sur la réalité sociale du grand monde. Cette distance relève autant d’une autocensure (ne cédons pas aux sirènes du monde, frivole et inconséquent) que du coup d’œil du satiriste. Ce qui nous retient ici, c’est que Balzac (et le lecteur avec lui) réagit face à l’analytique comme face à la mode : il s’agit à la fois d’y croire et d’en rire. Faut-il adhérer à ce que Balzac écrit, qui semble parfois relever du sérieux le plus imparable, ou bien le Traité de la vie élégante n’est-il qu’une vaste pochade, une suite de bons mots participant d’un processus d’ironisation généralisé ? On reprend ici, on le voit, le débat sur le sérieux et l’ironie des Études analytiques, qui avait animé la précédente séance du séminaire – vrai débat, fondateur pour la compréhension de l’analytique. Si cette hésitation adhésion/distance, sérieux/ironie, gravité/légèreté, science/poésie nous paraît en effet intéressante, c’est moins parce qu’elle constitue une tension fertile qui animerait le texte, que parce qu’elle nous contraint à prendre parti. Et, puisqu’il le faut, nous prendrons un parti assez ferme sur le texte en militant pour une lecture sérieuse de celui-ci.

      Expliquons-nous. Constat de départ : le Traité de la vie élégante est un texte au pire inconsistant, au mieux futile. Futilité du sujet (la mode, la science du chiffon, l’écume, l’éphémère, l’inconséquent), autant que de l’écriture (qui relève clairement, par le brio, le chic bohème, le goût de la formule et des sentences, de la conversation mondaine et/ou du style journalistique). Mais le Traité se veut moins circonstanciel, plus solide, plus objectif, plus digne de foi, car les Études analytiques couronnent l’édifice. En d’autres mots, le sommet de l’oeuvre balzacien ne saurait être qu’un patchwork, aussi savoureux soit-il, de bons mots. Comment comprendre, dès lors, la coexistence de ces deux tonalités, de ces deux ambitions contradictoires ? Comment concilier le brio, la futilité revendiquée, qui seraient du côté de la distance, et l’ambition anthropologique, l’exigence scientifique, qui seraient, elles, du côté de l’adhésion ? Il est, on le voit, difficile de soutenir les deux interprétations. Y a-t-il simple coexistence, superposition entre ces deux plans, ou bien opposition, interaction, voire subduction de l’un dans l’autre ?

      Force est de constater qu’il faut, d’emblée, évacuer la tentation d’expliquer cette bivalence des tonalités par une simple question de chronologie. Le Traité de la vie élégante s’inscrit en effet dans un double ancrage chronologique, comme toutes les Études analytiques : à la date d’écriture et de publication dans la revue « La Mode » (1830), il faut ajouter la date d’insertion dans le « classeur » des Études analytiques (1838-39), date à laquelle Balzac exporte le Traité, avec d’autres textes, dans la Pathologie de la vie sociale, elle-même incluse dans le projet plus vaste des Études analytiques. On pourrait penser que c’est le dandy frivole de 1830 qui écrit la partie brillante et légère du traité et que l’analyste au coup d’œil plus large, à la fois anthropologue et philosophe, assume quant à lui la partie plus sérieuse. Mais cette hypothèse ne convainc guère car, si Balzac écrit en effet notre traité en 1830, donc en n’ayant pas en tête le projet ni même le mot « analytique », il valide ce texte huit ans plus tard, ajoutant seulement quelques corrections anecdotiques. L’intégration dans les Études analytiques se fait donc sans heurt – et le problème reste entier.

      Cette ambiguïté de l’objectif et de la tonalité est d’ailleurs soulignée par Pierre Barbéris, qui montre comment le texte est d’abord écrit comme un article, impertinent et brillant, représentatif d’un journalisme flamboyant et moderne mais portant peu à conséquence, et que, lorsqu’il se trouve ensuite repris dans les Études analytiques, il est alors perçu comme un texte visant à un minimum de crédit. Face à tant d’ambiguïté, on voudrait donner une réponse forte. Il ne nous semble pas que l’inscription du Traité de la vie élégante dans les Études analytiques constitue, de la part de Balzac, un geste paresseux ou inconsidéré. Il y a au contraire là quelque chose de très pensé ; il s’agit d’un acte assumé, fondateur, et non d’une simple concession aux velléités architecturales de La Comédie humaine.

      Cette hypothèse d’écriture amène une hypothèse de lecture. Allons contre une idée reçue, contre une facilité de la critique, selon lesquelles l’analytique, c’est l’explicatif. L’analytique, il nous semble, ne se confond pas avec l’exposé sociologique, selon cette loi un peu trop rapidement ébauchée qui voudrait que, dans les Études de mœurs, l’auteur montre, tandis que dans les Etudes analytiques, il explique. Cette lecture critique est celle de Jacques Neefs qui, dans son néanmoins lumineux article « Les trois étages du mimétique dans La Comédie humaine », stipule que les Études philosophiques et les Études analytiques sont des espaces d’intelligibilité, des lieux où Balzac démontre les configurations, configurations qui sont elles-mêmes mises en fable dans les Études de mœurs, mais qui, parce qu’elles se mêlent à l’accidentel et au contingent, ont perdu de leur lisibilité. L’analytique serait donc cet espace du sens, d’un sens enfin lisible. Et, logiquement, le critique de définir l’analytique comme une sémiologie, comme l’action de donner à toute chose valeur de signe.

      Face à cette lecture, une objection surgit : le travail sémiologique n’est pas l’apanage des Études analytiques. Ainsi, si l’analytique (conçu comme sémiologie) est partout présent dans La Comédie humaine, quelle est alors la nécessité des Études analytiques ? A contrario, on affirmera que le Traité de la vie élégante a une vraie singularité, qu’il n’est pas un objet adjacent, une simple béquille de la fiction, mais un texte qui se suffit à lui-même, possédant une poétique et une intelligence propres.

      Cette pertinence du Traité, on tentera de la mettre en lumière en en étudiant trois aspects, qui sont aussi trois définitions de ce texte, trois éclairages successifs et différents sur celui-ci, chacun mettant l’accent sur l’adhésion ou la distance de Balzac face à son projet. On verra d’abord comment le traité s’inscrit dans le sillage des codes de la toilette. Cette empreinte laissée par le code a, contre toute attente, à voir avec l’analytique, même si le genre du code et la démarche analytique sont a priori éloignées l’une de l’autre. L’analytique a donc partie liée avec la loi, le prescriptif, le normatif. Mais on ne peut s’arrêter aux exigences assez étroites du code. Il faut accéder à l’intelligence du texte, dont témoignent les différentes stratégies de distanciation de l’auteur d’avec son sujet. On verra comment le Traité de la vie élégante se démarque du code, limité, sérieux, pour lorgner davantage du côté des physiologies, railleuses et ironiques. Le texte apparaît alors sous un jour nouveau, tout entier placé sous le signe de la dérision, dont on se demandera si elle est ou non partie prenante de l’analytique. On ne peut rester, malgré tout, sur cette lecture strictement ironique, car Balzac croit en son projet. L’étude de l’élégance est pour lui le lieu d’un vrai enjeu, d’une vraie gravité. Un retour au sérieux s’avère donc nécessaire. Ainsi, en réalité, ce n’est pas tant la mode qui intéresse Balzac, que la manière dont celle-ci traduit, manifeste, incarne la pensée, l’esprit. Sans doute réside là l’une des clefs de l’analytique. Il nous faudra alors, de manière ultime, examiner les points de convergence entre les Études analytiques et les Études philosophiques.

       

      Avant de débuter le parcours, livrons-nous à une rapide description du texte. Le Traité de la vie élégante est un texte court, rédigé au printemps 1830 et publié dans « La Mode » des 2, 9, 16, 23 octobre et 6 novembre en cinq livraisons. Le Traité constitue, avec la Théorie de la démarche et le Traité des excitants modernes, l’un des trois textes de la Pathologie de la vie sociale. Il est demeuré inachevé, ce qui amène une perception tronquée de celui-ci : dans sa version achevée, la partie plus prescriptive (qui aurait étudié en détail les différentes lois de l’élégance, vêtement par vêtement, comme le font les codes) aurait sans doute été, pensons-nous, beaucoup plus développée.

      Le traité contient quatre parties. Dans la première, intitulée « Généralités », qui est la plus longue (environ vingt-cinq pages sur les quarante-cinq du texte) puisqu’il s’agit de la seule rédigée en entier, Balzac cerne d’abord l’objet de son traité en établissant une distinction entre trois types de vies. La vie occupée (celle du peuple et des bourgeois) n’est pas concernée par l’élégance du fait que ses représentants sont tout entiers voués à la douleur du travail. Vient ensuite la vie d’artiste, pas plus concernée par l’élégance, puisque l’artiste instaure un monde à part (« L’artiste a une élégance à lui »). Enfin, voici la vie élégante, qui est celle des oisifs, c’est-à-dire de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie vivant de ses rentes :

       

      « Le haut fonctionnaire, le prélat, le général, le grand propriétaire, le ministre, le valet et les princes sont dans la catégorie des oisifs, et appartiennent à la vie élégante » (Traité de la vie élégante, p. 214)

       

      La vie élégante est ainsi décrite comme « l’art d’animer le repos », c’est-à-dire la capacité à remplir intelligemment et avec goût l’oisiveté.

      Dans cette première partie, Balzac justifie également l’existence de son ouvrage. Pour cela, il se livre à une petite histoire (récente) de l’élégance vestimentaire. Sous l’Ancien Régime, ce qui distinguait l’élite, c’était la classe sociale, indépendamment de l’élégance : un noble qui s’habillait et parlait mal restait un noble. De nos jours, explique Balzac, les distinctions de classe n’existent plus. Il n’y a plus de différence entre l’aristocratie et la grande bourgeoisie d’affaires, qui ont fusionné, formant ainsi, écrit-il, une « caste agrandie ». Comment, dès lors, matérialiser la frontière entre cette nouvelle élite et l’homme du commun, c’est-à-dire le représentant de la vie occupée ? Il faut alors inventer une nouvelle forme de distinction : l’élégance.

       

      « Dans notre société, les différences ont disparu : il n’y a plus que des nuances. Aussi, le savoir-vivre, l’élégance des manières, le je ne sais quoi, fruit d’une éducation complète, forment la seule barrière qui sépare l’oisif de l’homme occupé » (Traité de la vie élégante, p. 224).

       

      Et l’auteur de conclure, fier de la vocation sociologique qu’il confère à son objet :

       

      « Il n’est donc plus indifférent de mépriser les fugitives prescriptions de LA MODE, car […] l’esprit d’un homme se devine à la manière dont il tient sa canne » (Traité de la vie élégante, p. 226)

       

      Balzac explique ensuite la genèse de l’ouvrage. Il met en scène le récit fictif de la rencontre entre les journalistes de « La Mode », dont lui-même, et le célèbre dandy anglais Brummell. On se réunit, on bavarde, on décide d’écrire un traité sur l’élégance. Mais comment procéder ? Il faut un arbitre des élégances, une source sûre, sans lesquels le traité serait sans fondement. Brummell remplira ce rôle. Il décrète alors qu’il ne faut pas, au risque de lui faire perdre son sens, rendre l’élégance accessible à tous. « Toutes les jambes, conclut-il, ne sont pas appelées de même à porter une botte ou un pantalon » (Traité de la vie élégante p. 232) ! Par ailleurs, l’Anglais instaure une autre loi (par cet artifice, on a compris que c’est Balzac qui parle et s’abrite derrière cette autorité) selon laquelle la vie élégante ne se limite pas au vêtement, mais concerne aussi le comportement, la démarche et le langage ou, autrement dit, que le vêtement est révélateur de ces autres champs de déploiement :

       

      « Nous subissons tous l’influence du costume. […] Vêtue d’un peignoir ou parée pour le bal, une femme est bien autre. Vous diriez deux femmes ! […] La toilette est donc la plus immense modification éprouvée par l’homme social, elle pèse sur toute l’existence ! » (Traité de la vie élégante, p. 233).

       

      La deuxième partie du Traité, intitulée « Principes généraux », plus courte (treize pages) que la précédent, édicte les lois générales de la vie élégante. Balzac y énonce la clef, essentielle selon lui, de l’élégance : la simplicité, l’harmonie, la discrétion (un exemple d’axiome allant dans ce sens : « La vie élégante étant un habile développement de l’amour-propre, tout ce qui révèle trop fortement la vanité y produit un pléonasme », Traité de la vie élégante, p. 242).

      La troisième partie a pour titre « Des choses qui procèdent immédiatement de la personne ». Ce titre dit bien ce dont il s’agit : l’auteur se centre sur la toilette, le vêtement. Cette partie qui projetait d’être longue, est demeurée inachevée (elle ne fait que huit pages). De plus, il y a ici peu de prescriptions précises, de consignes détaillées sur l’usage de tel vêtement ou de tel accessoire. Les axiomes demeurent généraux : « La toilette ne doit jamais être un luxe », « Dépasser la mode, c’est devenir caricature », « La toilette ne consiste pas tant dans le vêtement que dans une certaine manière de le porter (axiome emprunté presque textuellement à un autre collaborateur de « La Mode », Hippolyte Auger, qui a « traduit » Brummell pour la revue: « La toilette n’est pas l’ajustement, mais la manière de la porter »), etc. La partie prescriptive, qui constitue le gros des manuels de beauté de l’époque, est donc ici quasiment absente. Même si l’on peut mettre cette absence sur le compte de l’inachèvement, le traité s’offre malgré tout moins comme une simple promulgation, une ordonnance, qui destine le texte, simple moyen, à une application concrète (l’élégance telle qu’elle s’éprouve, se vit, se porte), que comme un discours plus autonome, proche de l’essai, moins soumis à un objectif concret, moins dépendant de ce qu’en fera le lecteur – et donc plus susceptible d’être le lieu de jeux de langage et d’un effort stylistique.

      Deux dernières remarques pour clore cette brève description du traité. Rappelons d’abord que le texte est scandé par cinquante-trois aphorismes ou « axiomes » (c’est le terme choisi par Balzac, au sens moins mondain que scientifique), numérotés de manière continue au long des trois parties. Signalons ensuite qu’en annexe, dans l’édition de la Pléiade, Rose Fortassier indique des fragments non utilisés, notamment des axiomes qui, précisément, conseillent avec précision l’usage de tel ou tel vêtement – valeur prescriptive du texte qu’il faut garder à l’esprit.

      Le Traité, on le constate, est donc un texte déroutant, parce que bancal (pas seulement à cause de l’inachèvement, mais aussi en raison de ses répétitions : par exemple, la partie sur les vêtements reprend en grande partie celle sur l’élégance en général), parce qu’hétérogène (si le contenu est assez homogène, les formes ne le sont pas : discours théorique, axiomes, récit, etc.) et parce que peu original (les critères de l’élégance qui y sont mis en place sont banals – simplicité, harmonie, mesure – constituent les grandes lignes de l’éthique vestimentaire aristocratique depuis âge classique). Dès lors, où déceler, dans ce collage improbable, la spécificité (et la force) du discours analytique ? Si on se livre à un rapide survol, comme on vient de le faire, on n’aboutit à rien de bien concluant quant à la nature de l’analytique. Il faut donc trouver d’autres modes d’analyse du texte, notamment la comparaison avec d’autres types de discours sur la mode, au premier rang desquels les codes.

       

       

      Le Traité de la vie élégante dans le sillage des codes

       

      Le premier type de texte auquel on peut confronter logiquement le Traité de la vie élégante est le code ou manuel d’élégance. Nous évaluerons donc ici la part de code qu’il y a dans l’analytique. Un mot, d’abord, sur cette production. Les codes sont très nombreux au moment de l’écriture du texte de Balzac : nous en avons recensé plus d’une vingtaine entre les années 1820 et 1840, mais leur nombre est sans doute bien supérieur. Il s’agit de manuels où l’on divulgue des conseils sur la toilette et les manières. Voici quatre de ces manuels, à peu près contemporains de notre traité, choisis pour leur dimension représentative :

       

      ▪ Eugène Ronteix, Manuel du fashionable, ou Guide de l’élégant, Audot, 1829.

      ▪ Horace Raisson, Code de la toilette. Manuel complet d’élégance et d’hygiène contenant les lois, règles, applications et exemples de l’art de soigner sa personne et de s’habiller avec goût et méthode, Roret, 1829 (Balzac y aurait collaboré).

      ▪ Mme Celnart, Manuel des dames, ou l’Art de l’élégance, sous le rapport de la toilette, des honneurs de la maison, des plaisirs, des occupations agréables, Roret, 1833.

      ▪ Eugène Chapus, Théorie de l’élégance, Comptoir des Imprimeurs-unis, 1844.

       

      À quoi ressemblent ces manuels ? Prenons le Code de la toilette, le plus représentatif d’entre eux. Il comprend quatre parties. Chaque chapitre de la première, « Des personnes », passe en revue un lieu du corps (peau, chevelure, dents, etc.) et donne des conseils précis et concrets pour les embellir. La deuxième partie, « Des choses », est consacrée aux vêtements (linge de corps, pantalon, chapeaux, chaussures, etc.). La troisième étape, « Écueils », consiste en une liste de recettes sur le maintien et sur la démarche (comment éviter la raideur des gestes, par exemple). Enfin, dans la dernière partie, « Applications », diverses études forment un appendice assez hétéroclite (un chapitre est consacré à des « Méditations sur la mode », un autre aux bains, un troisième aux bijoux, etc.). Au vu de cette rapide description, on peut conclure que :

      ● Les codes sont organisés sur le modèle du code civil et du code pénal : parties, chapitres, articles numérotés.

      ● Les codes incitent à une pratique. Présentés sous forme d’articles courts, donc aisément lisibles, et très concrets, ils divulguent des conseils praticables et appellent donc une réalisation, une mise en pratique (« Moyens de pallier les effets de la transpiration », lit-on par exemple dans le Code de la toilette, p. 190). « La lecture des Codes intéresse, amuse et instruit, écrit Raisson au début de ce même code. L’auteur y donne d’utiles leçons, de sages conseils, de précieux exemples » (Code de la toilette, p. 2). Quant à l’auteur du Manuel du fashionable, Eugène Ronteix, il prévient :

       

      « Si […] vous avez le malheur de n’avoir pas reçu dès votre enfance les principes qui font l’élégant, vous les trouverez dans notre manuel ; et, nos leçons secondant la nature, vous pourrez devenir un fashionable parfait » (Manuel du fashionable, p. 23).

       

      ● Les codes possèdent une forte dimension prescriptive. Citons à nouveau l’exemplaire Code de la toilette. Tous les registres de la prescription y sont présents : le simple conseil (« La mode des guêtres nous semble fort bonne : moins lourdes que les bottes, elles font ressortir la finesse de la jambe et en affermissent le mouvement », Code de la toilette, p. 125) ; l’ordre (« Les pantalons d’été, les gilets de piqué blanc et de fantaisie doivent être […] au courant de la mode », p. 107) ; l’avis (« Quelques personnes portent la nuit une espèce de cravate […] Un tel usage est dangereux, le cou doit être, durant le sommeil, dégagé de toute ligature », p. 137) ; la défense (« On ne peut avoir moins de trois chapeaux : un gris pour la campagne, et deux noirs, dont un en claque pour le bal », p. 150) ou encore l’interdit (« La culotte est aujourd’hui seule admise en grande tenue de réception ou de bal », p. 119).

      ● Les codes ont l’ambition d’être, sinon exhaustifs, du moins systématiques : on y passe en revue tous les vêtements et accessoires.

      ● Les codes sont sérieux. En témoigne cet avertissement de Raisson :

       

      « La connaissance parfaite de ces riens importants, de ces graves futilités, de ces délicates recherches, est cependant précieuse, indispensable même, dans un temps où des succès de salon dépendent si souvent la fortune, la réputation, l’avenir tout entier » (Code de la toilette, p. 1).

       

      Des points communs évidents surgissent donc entre le code et le Traité. Le sujet est identique, les titres voisins (un substantif – « code », « manuel », « théorie », « traité » – suivi d’un complément du nom – « de la toilette », « du fashionable », « de l’élégance », « de la vie élégante »), les dates d’écriture proches (le Code de la toilette et le Traité de la vie élégante sont publiés à un an d’écart) et le lectorat similaire : il s’agit des gens du monde, avec une précision de sexe (plutôt les femmes que les hommes) et de classe (plutôt le noble Faubourg que la Chaussée d’Antin). Sans même mentionner la présence, pour l’un de ces titres, d’un même auteur, puisque Balzac aurait collaboré au Code de la toilette de Raisson (il a sans doute rédigé, au vu des différences de tonalité qui existent au sein de ce texte, la partie intitulée « Méditations sur la mode »).

      Revenons sur ces points de convergence.

       

      ● D’abord, le sujet. Le Traité emprunte en effet au code, avant tout, un matériau, un sujet. Cette parenté, évidente pour un lecteur de l’époque, sert d’abord à faciliter l’étiquetage d’un texte assez nouveau et polymorphe, dont les ambitions dépassent largement le modèle du code mais qui, parce qu’il a besoin d’être lisible, lui emprunte son enveloppe, son « emballage ». Mentionner l’élégance dans son titre est un moyen pour Balzac de rendre son texte reconnaissable. La proximité avec le code joue donc le rôle d’une étiquette, d’un label.

       

      ● Comme le code, le Traité légifère. Les codes redessinent, redéfinissent l’espace social largement bousculé par la révolution. Les codes de la toilette n’échappent pas à la règle. Dans leurs courtes introductions, tous les codes insistent sur cette idée. C’est ce qui explique la fait que le vocable juridique soit très présent : « légiférer », « organiser », « définir », « autoriser », « interdire », « loi », « code », « décret », relève-t-on dans les premières pages du Code de la toilette. De même, le Traité entreprend de « dicter […] les lois générales de la vie élégante ». Si on considère que les autres textes des Études analytiques sont aussi largement redevables des codes, l’analytique aurait donc, dans ses fondements mêmes, partie liée avec la loi.

      Le code ambitionne en effet de fixer un espace mouvant, de saisir un réel nouveau, d’imposer une norme, donc de rendre lisible. Et cette lisibilité passe par la stabilité (ou du moins l’illusion de stabilité) : sur les décombres d’une fiction mouvante, mobile, et d’Études philosophiques qui confinent elles aussi à l’arbitraire par la contamination du mystique et du lyrique, les Études analytiques s’affichent comme le domaine de l’immuable. Preuves en sont les axiomes, présents dans toutes les autres études analytiques, capitaux aux yeux de Balzac puisque, lorsqu’il nomme son traité, il ne réfère pas au « traité », ni au « code », mais aux « maximes », « sentences » et « formules » (p. 230-32). Si les axiomes constituent une partie du texte minoritaire, ils sont suffisamment importants pour en arriver à définir l’œuvre. La mise en page (axiomes isolés, chiffres romains) accentue cette dimension immuable, met en scène ce savoir gnomique, qui apparaît alors comme proprement spectaculaire, à l’image de la maxime antique gravée dans le marbre. Cette volonté de légiférer est d’ailleurs aussi visible dans le souci de définition : on peut ainsi lire le Traité comme une entreprise philologique, un répertoire (cf. l’étonnante page préparatoire (Pléiade, p. 928) placée en annexe par Rose Fortassier, constituée de 450 mots importants pour la description de la vie élégante).

      En tout état de cause, ce qui nous retient ici est que l’activité même de décréter, de légiférer, habitée par un rêve d’immuabilité, constitue bien une activité supérieure. Le code décrète. Or la mode est par excellence le domaine de l’arbitraire, du mobile, du fluctuant, donc un défi pour le législateur. Légiférer sur la mode, c’est donc dominer ce monde mobile et complexe, voire le maîtriser, le dépasser. Position surplombante qu’on retrouve dans la relation entre le Traité et l’œuvre elle-même : comme il domine le grand monde, le Traité domine l’œuvre. La dimension juridique de notre texte serait ainsi l’une des explications du statut privilégié dont jouit l’analytique.

       

      ● Le Traité de la vie élégante emprunte ensuite au code un esprit, une couleur idéologique.Il faut savoir que les codes de la toilette répondent pour la plupart à un besoin de réaffirmer la préséance de l’aristocratie. Rappelons qu’en ce premier quart du siècle, les élites se sont transformées. Le « monde » est né autour de ces années 1830, date du texte de Balzac et date importante dans l’histoire de la mondanité. Anne Martin-Fugier, dans La vie élégante ou la naissance du tout-Paris, 1815-1848 (Fayard, 1990), rapporte qu’un grand bal est donné à l’Opéra le 15 février de cette année. Toute la cour est là, mais le roi Charles X est absent. Pour la première fois, la cour se retrouve seule, sans le principe fédérateur qui lui donnait son sens : c’est la naissance du monde, du grand monde en tant qu’entité sociale à part entière. Coupé de celui qui lui donnait son sens politique, la cour devient le monde. Or ce nouveau phénomène social, il va falloir le conceptualiser (et c’est l’un des objectifs du Traité). Qu’est-ce que le monde en 1830 ? Ce n’est plus seulement l’aristocratie, mais aussi les grands bourgeois, c’est-à-dire les « démocraties », les « finances ». À partir de cette modification de la donne, le Faubourg Saint-Germain va se scinder. Vont apparaître deux visions opposées de la mondanité : d’une part, la « mondanité fermée » qui s’entête à exclure les roturiers ; d’autre part, la « mondanité ouverte », qui accepte toutes les élites (politique, économique et culturelle). C’est cette seconde vision qui ne tardera pas à s’imposer.

      Cette question « Qu’est-ce que le monde ? » est importante car de la réponse à celle-ci dépend la réponse à la question « Qu’est-ce que l’élégance ? ». Sous l’ancien régime, les contours de l’élégance se superposaient parfaitement aux contours sociaux. À présent que les repères sociaux ont bougé, l’élégance va-t-elle intégrer l’élégance bourgeoise ou se crisper sur sa conception aristocratique, établissant alors une frontière invisible au sein même de la nouvelle élite ? Le Traité choisit la seconde voie : est élégant celui qui est oisif. Or l’oisiveté est l’apanage de l’aristocratie. Pour Balzac, l’élégance est donc seulement la marque d’une partie de la nouvelle élite : l’aristocratie. Tout le « monde » n’est pas élégant.

      Dans ce contexte passionnel, de même qu’il y a deux camps au sein de l’aristocratie, de même y a-t-il deux écoles de la mode. Celle que nous pourrions appeler l’« école française », représentée par Le Journal des dames, pour laquelle l’élégance est dans l’accessoire ou le vêtement à la mode : dès qu’on le possède, on est élégant. C’est la doctrine de la bourgeoisie d’affaires, qui veut emprunter rapidement et de manière ostentatoire les signes extérieurs de la vieille aristocratie. Pour l’« école anglaise », en revanche, l’élégance n’est pas dans les vêtements, mais dans l’harmonie entre ceux-ci, d’une part, et entre ceux-ci et le monde, d’autre part. Cette tendance est représentée par « La Mode », qui juge l’élégance française tapageuse, outrancière et prône une sobriété inspirée de l’ouvrage de Brummell, Principles of costumes (1822), « traduit » et retravaillé dans des articles de « La Mode » par Hippolyte Auger, mentionné plus haut, modimane que Balzac plagie allègrement dans son Traité. Cette conception de l’élégance, plus subtile, est évidemment celle que la mondanité fermée adopte. N’importe qui ne peut prétendre à être élégant car la mode n’est pas dans le vêtement, mais dans la manière dont on le porte.

      C’est, sans surprise, dans ce camp que se situe la grande majorité des codes. Ils ont ainsi pour fonction de rassurer l’aristocratie sur ses prérogatives. On vous a tout pris, mais l’élégance demeurera à jamais votre privilège, semblent proclamer nos codes. C’est aussi le message de Balzac. Nos codes, ainsi que le Traité, sont fondés sur une idée : l’élégance est innée, elle ne peut s’acquérir. Une femme du monde aura beau travailler à être élégante, si elle n’est pas aristocrate, elle n’y parviendra jamais. Eugène Chapus écrit d’ailleurs à ce propos :

       

      « On n’enseigne pas l’élégance, on l’aime, on la voit, on la comprend d’intuition, on se l’approprie, mais on n’en reçoit pas de leçons » (Théorie de l’élégance, p. 4)

       

      L’élégance est donc tacite, naturelle, innée, impossible à cerner, encore moins à conseiller, à reproduire ou à appliquer. Cette idée parcourt d’ailleurs tout le siècle : voir ce jugement, vingt ans après le Traité, sous la plume d’une grande dame du monde :

       

      « Il n’est pas jusqu’à la façon de porter le mouchoir qui n’ait son système imposé, par ce je ne sais quoi, que personne n’a vu, que nul n’a jamais entendu, et que le monde suit avec tant d’obéissance.  Il est des parfums, sur le mouchoir, que le bon goût permet, et d’autres qu’il défend. Jadis, on portait du musc et de l’ambre, aujourd’hui, la violette, l’iris, la vanille, le citron. Au parfum qu’elle porte après elle, vous devinez la femme du monde, et non seulement encore au parfum, mais à la dose. […] Deux femmes, habillées et costumées de même, trahiront toutes deux sans le vouloir, la différence des races. […] La tenue du mouchoir, indélébile stigmate, vers lequel aspirent tant de femmes, et qu’une seule classe d’entre elles sait porter en grande dame [est un] blason qu’on ne peut détruire, que la femme du grand monde a reçu de sa mère, qui le laisse à ses enfants, un défi éternel jeté de femme à femme.» (Mme Amet d’Abrantès, « De la Mode et du bon goût », Le Messager des modes et de l’industrie, 1853).

       

      Les codes de la toilette divulguent ainsi moins des conseils de beauté que des lois, impraticables pour ceux qui n’en sont pas. Traçant des frontières, ils rassurent leurs lecteurs. La croyance en une dimension innée de l’élégance n’est ainsi qu’un avatar de la conscience de classe. En ce sens, on peut même attribuer à nos manuels une fonction cathartique. Les codes de la toilette – et le Traité de la vie élégante au premier rang d’entre eux – tentent de conjurer la mobilité des frontières, en fixant, codant, balisant un terrain devenu mouvant. Réactionnaire, contre la peur d’un monde instable, les codes (re)construisent un ordre social immuable fondé sur la distinction. Les codes identifient d’ailleurs très clairement leur ennemi, la bourgeoisie, qui, en s’appropriant les oripeaux de la noblesse, a estompé la frontière entre ces deux classes :

       

       « Aujourd’hui, toutes les classes de la société revêtent le même costume, la seule manière de le porter établit extérieurement les distinctions » (Code de la toilette, p. 7).

       « Aujourd’hui, la confusion règne dans les idées comme dans les choses ; il n’y a ni classe, ni moule de profession, ni caractère. Aussi qu’avons-nous fait ? Nous avons adopté le paletot, qui n’est fait pour personne et qui va mal à tout le monde » (Théorie de l’élégance, p. 20)

       « Du moment où deux livres de parchemin ne tiennent plus lieu de tout, où le fils naturel d’un baigneur millionnaire […] [a] les mêmes droits que les fils d’un comte, nous ne pouvons plus être distinctibles que par notre valeur intrinsèque. […] Dans notre société, les différences ont disparu : il n’y a plus que des nuances » (Traité de la vie élégante, p. 224).

       

      Certes, le point de vue de Balzac est légèrement différent de celui de Raisson et de Chapus : il ne propose pas de réaffirmer les signes distinctifs de l’aristocratie mais, maintenant que les grands bourgeois font partie du monde, de définir les critères de ce dernier. En apparence, son propos paraît plus conciliant, plus ouvert sur le monde, mais on n’a ici affaire qu’à un avatar du processus discriminatoire.

      D’abord, parce que, pour Balzac, l’élégance est étroitement associée, on vient de le voir, à l’oisiveté, propre de la noblesse. L’élégance, qu’on possède ou qu’on ne possède pas, ne saurait donc être le fruit d’un travail, même si l’historien du corps Philippe Perrot souligne le paradoxal labeur que constitue l’oisiveté : la « dilapidation du temps » constitue, affirme-t-il, un « exercice épuisant » (Le Travail des apparences, Seuil, 1984, p. 171).

      L’autre fait qui témoigne de l’ancrage de l’élégance balzacienne du côté d’une éthique aristocratique est que Balzac, s’inspirant de Brummell, fonde l’élégance sur le critère absolu de la simplicité. En témoignent les aphorismes suivants : « La prodigalité des ornements nuit à l’effet » ; « Tout ce qui vise à l’effet est de mauvais goût » ; « Le diamant dans la parure est une impuissance », etc. Or la simplicité constitue l’une des valeurs-clefs du vade-mecum de l’aristocrate, résurgence de l’idéal de l’honnête homme ou du courtisan de l’âge classique. Le naturel et la simplicité sont précisément ce qui distinguent la jeune fille du Faubourg Saint-Germain de celle de la Chaussée d’Antin (cf. la gravure montrée lors du séminaire, qui oppose la toilette de deux jeunes Parisiennes de 1830 : la simplicité de la jeune aristocrate contraste avec le luxe tapageur de la grande bourgeoise). Cette « discrétion spectaculaire » ou « hypo-correction » (Philippe Perrot, Le Travail des apparences, p. 235) sont-elles déjà une forme d’écart par rapport à une norme ? Elles traduisent en tout cas une désinvolture à l’encontre de l’inflation vestimentaire des nouveaux riches.

      D’ailleurs, cette esthétique du naturel se retrouve sous toutes les plumes des dames du monde. Delphine de Girardin raconte l’histoire d’une grande aristocrate se rendant à une soirée élégante vêtue d’un simple béguin, petite coiffe modeste. « Voilà ce que [ce petit béguin] signifie pour nous, écrit Delphine : ‘J’ai un million de rente, le plus bel hôtel et les plus beaux chevaux de Paris’» (Delphine de Girardin, Lettres du vicomte de Launay, lettre du 27 avril 1839). De même, Marie d’Agoult, dans ses Souvenirs et Mémoires, récit de sa jeunesse au sein de l’aristocratie de la Restauration, insiste sur ce même dogme de la simplicité :

       

      « On n’y cherchait ni luxe ni étalage. […] Une blanche robe de mousseline, un ruban bleu, rose ou lilas flottant à la ceinture, une fleur dans les cheveux, [les jeunes filles] ne connaissaient pas d’autres atours ».

       

      Et Eugène Chapus, l’auteur de la Théorie de l’élégance, de renchérir :

       

      « Beaucoup de femmes, parce qu’elles sont riches, s’imaginent avoir le droit de porter des diamants, des plumes, des dentelles ; elles se trompent. Un pareil droit n’est point donné par les accidents de la fortune ; il émane directement de la nature […]. C’est sur cette [même idée] que se fondait un élégant célèbre, lorsqu’il disait à de jeunes fashionables de Londres : ‘Vous saurez que vous êtes élégants, messieurs, lorsque, dans les rues, vous passerez sans être remarqués’ » (Théorie de l’élégance, p. 86).

       

      Enfin, il n’y a pas jusqu’à la langue elle-même qui ne trahisse la couleur aristocratique du Traité de Balzac. Le goût pour les axiomes rappelle les maximes des moralistes du Grand Siècle : l’esthétique du bon goût qui y est professée est fondée sur les valeurs de tempérance et de mesure, que la langue tente de reproduire par sa concision. Il en est de même pour les bons mots, caractéristiques d’un certain chic langagier propre à la mondanité aristocratique. N’oublions pas que le mot « code » veut aussi dire « langage chiffré », donc compréhensible par un petit nombre, c’est-à-dire l’aristocratie. Le Traité serait ainsi un texte réservé aux initiés, écrit seulement pour un cercle restreint et destiné à être lu et apprécié de ce seul cercle restreint, sorte de private joke pour happy few relevant presque de la littérature de salon.

      Le Balzac du Traité de la vie élégante partage donc avec son temps et avec sa caste (d’adoption) des exigences communes. On a peine à croire qu’une telle éthique, si discriminante, soit partagée par son auteur et, surtout, qu’elle soit placée au sommet de l’édifice de La Comédie humaine. Mais on verra que, si cette vision se trouve dépassée par le regard de l’anthropologue, Balzac conserve ce discours discriminatoire jusqu’à en faire une des composantes du texte analytique, qui se veut non accessible au profane. Le texte analytique est bien un texte chiffré, codé, « qui se mérite ».

       

      ● Dernier point de convergence entre les codes et le Traité : l’objectif de la prescription et son corollaire, que nous appellerons larhétorique de l’arbitraire. On a souligné plus haut, exemples à l’appui, la visée prescriptive des codes. On la trouve aussi dans notre traité. Les axiomes suivants en témoignent : « L’ornement doit être mis en haut », « En toute chose, la multiplicité des couleurs sera de mauvais goût », « Les couleurs éclatantes, le blanc excepté, ne seront jamais de bon goût, même au bal », « Le rose sied à tout âge, la loi qui le réserve à la jeunesse est un préjugé ». Ces énoncés sont typiques des codes, où on les trouve à chaque page. Mais surgit là une contradiction avec ce que l’on vient d’affirmer sur la couleur idéologique du traité : si l’élégance est un don inné, si elle ne peut s’acquérir, comment expliquer la présence de ces conseils ? En réalité, Balzac se contredit ici allègrement. Il est amusant, d’ailleurs, de constater le passage de l’une à l’autre des conceptions au cours du texte. Le discours de surface professe que l’élégance est un don inné, intransmissible en dehors du cercle des dames du noble faubourg, un don que ne possèdera jamais la Chaussée d’Antin, ni, a fortiori, grisettes et lorettes. Mais, au détour d’une phrase, réapparaît le Balzac petit bourgeois de province, fasciné par l’élégance parisienne et se demandant bien comment on peut l’acquérir. Ainsi, après un passage où il définit l’élégance comme un phénomène naturel, et juste avant la maxime « Un homme devient riche, il naît élégant », qui concourent tous deux à faire de l’élégance l’apanage d’une classe, on lit :

       

      « Pour distinguer notre vie par de l’élégance, [il faut] choisir les choses vraiment belles ou bonnes, les choses dont l’ensemble concorde avec notre physionomie […]. [Cette capacité à choisir les choses qui nous vont] est un tact exquis, dont le constant exercice peut, seul, faire découvrir soudain les rapports, prévoir les conséquences » (Traité de la vie élégante, p. 225. Nous soulignons).

       

      En contradiction avec l’idée de vie élégante, qui repose sur l’oisiveté, l’élégance apparaît dans ce passage accessible par un ensemble de recettes pratiques : elle résulte alors d’un travail, d’un « exercice ».

      Observons de plus près ce travail de prescription. Pour cela, nous choisirons un lieu vestimentaire : le gant ou, pour être plus exact, le gant masculin. Nous nous livrerons donc à une petite « physiologie du gant ». On partira de deux axiomes en apparence anodins : 1) « Les gants ne doivent jamais être de couleurs claires » ; 2) « Les seuls gants blancs qu’un homme puisse porter doivent être en peau de daim ». Voyons si la prescription balzacienne correspond au code en vigueur, au code ambiant, régnant dans le grand monde à cette époque. Est-elle conforme à celle qui apparaît dans les autres codes ? On sait qu’il n’y a pas de lieu plus codé dans le vestiaire masculin que le gant : sa matière, sa couleur et ses usages relèvent d’un code minutieux, car ils trahissent une appartenance sociale, comme le montrent ces deux jugements tirés de nos codes :

       

      « Un dandy vous dit sans parler qu’il monte à cheval ou qu’il va conduire son tandem ; qu’il est en cours de visite ; qu’il doit assister à un mariage, qu’il se rend chez son ambassadeur, chez une lingère, au théâtre. Vous voyez ses gants et vous concluez » (Eugène Chapus, Manuel de l’homme et de la femme comme il faut, p. 84).

      « La base de la société actuelle, ce n’est ni la déclaration des droits de l’homme, ni l’abolition du droit d’aînesse, ni le système électoral, ni le régime conservateur ; pour trouver la racine de nos institutions, il faut descendre, ou plutôt, il faut remonter jusqu’à nos gants. C’est le gantier du coin qui nous délivre un brevet de duc et pair ou de porteur d’eau » (Georges Guénot-Lecointe, Physiologie du gant, Desloges, 1841, p. 83).

       

      Le gant masculin, apprend on dans les codes, est régi par un code de couleur contraignant selon les moments de la journée : le matin, il doit être de couleur foncée ; l’après-midi, il est en demi-teinte (par exemple, marron) ; le soir, il est impérativement de couleur claire (au salon ou au théâtre, de couleur paille ou beurre frais ; au bal, d’un blanc étincelant). On retrouve d’ailleurs dans nos guides la condamnation unanime des gants jaunes : « La fashion de nos départements […] se livre immodérément au luxe des gants jaunes » (Physiologie du lion, p. 109).

      Deux remarques. D’abord, on comprend vite que l’axiome de Balzac est crypté, car il contient un sous-entendu. Il faut lire : « Dans la journée, les gants ne doivent jamais être de couleurs claires », puisque le soir signe le règne absolu et incontesté des gants clairs. Il en est de même dans le second axiome, qui doit se lire ainsi : « Les seuls gants blancs qu’un homme puisse porter le jour doivent être en peau de daim ». On est bien là dans un discours chiffré, impénétrable, défendu au non-averti. Seconde remarque : c’est seulement dans le deuxième axiome que Balzac s’écarte du code puisqu’il y affirme une exigence qui semble être personnelle, la « peau de daim ». Cette prescription paraît assez logique : l’interdiction des gants blancs dans la journée s’explique par le fait qu’ils évoquent trop le soir, sauf s’ils sont en peau de daim, car ils deviennent sans doute alors plus triviaux (pour Eugène Chapus, les gants en daim sont réservés au « gendarme » !) et se distinguent ainsi aisément des gants glacés. Mais, pour être logique, la prescription n’en est pas moins originale. On ne la lit nulle part ailleurs. L’exigence apparaît ici comme personnelle. Balzac invente une loi, une loi fondée sur l’arbitraire le plus absolu.

      Ce qui plaît donc à l’auteur du Traité dans la pratique du code n’est pas de se conformer à des lois existantes, mais d’en inventer d’autres, selon son goût personnel. Il personnalise donc l’arbitraire du code, qui n’a plus une fonction exclusive et de conformité sociale, mais devient la marque de la liberté du dandy, qui invente, recrée, réorganise. Roger Kempf, souvenons-nous en, écrit que s’il y a soixante-douze manières de nouer sa cravate, le dandy doit inventer la soixante-treizième ! (Dandies and Co). Eugène Ronteix ajoute : « Le fashionable […] ne suit la mode qu’en innovant et en y ajoutant toujours quelque chose de son invention » (Manuel du fashionable, p. 22). Le Traité ne saurait donc se réduire à n’être qu’un code parmi d’autres : il innove. Balzac obéit ainsi moins à un arbitraire préétabli qu’il ne crée lui-même son propre arbitraire, pour le plaisir de créer des lois, pour la jubilation que suppose l’édiction de préceptes mondains. Plaisir immédiat, égoïste et jubilatoire, qui est de l’ordre de la pulsion.

      Quel point commun, ici, avec l’analytique ? Là encore, si le Traité et les Études analytiques semblent bien éloignés de ces prescriptions mondaines, il faut se demander pourquoi Balzac valide ces dernières. Pour lui, il semble ne pas y avoir de hiatus entre la prescription et l’analytique car, des codes, ce n’est pas leur contenu qu’il retient, mais leur dimension arbitraire – ainsi que la liberté et le plaisir dont cet arbitraire est porteur. À l’intérieur d’un cadre strict, l’auteur du Traité élabore donc une éthique et une esthétique personnelles et libres. Et c’est cette liberté qui fait que le Traité, pied de nez sternien, volute sublime qui couronne le tout, ne démérite pas au sommet de l’édifice balzacien.

       

      Le Traité de la vie élégante est un code, nul ne le conteste. Mais, si on en reste là, le décalage est flagrant : rien de commun entre ces textes partisans et triviaux et les sommets de l’œuvre balzacien. Que vient faire le code, texte trivial, inconséquent, dans les Études analytiques, dont la vocation et la complexité en font la cime de l’édifice ? Décalage qui oppose un type de texte concret, pragmatique, performatif, à un ensemble de textes qui se veut détaché des choses. A contrario, si on retient du code, non un contenu, mais une ambition, une posture, un geste (celui, au choix, d’édicter avec jouissance et désinvolture ou de composer un texte exclusif, sélectif), on trouve là des traits propres à une « écriture supérieure ».

      Mais deux limites surgissent, qui remettent en cause la définition du Traité comme code. D’abord, la fascination de Balzac pour le monde élégant l’aveugle. Comment croire, dans ce contexte, en un traité dont l’auteur est à la fois juge et partie ? Il est donc nécessaire de dépassionner le débat en réintroduisant une distance dans la manière dont Balzac regarde le monde élégant et regarde son texte. Autre limite : l’ambiguïté sérieux/ironie n’est pas levée. Légiférer sur la mode est un acte ambigu, car il tient à la fois de l’acte sérieux, décisif, ordonnateur, qui tranche d’un geste sec dans le réel en l’ordonnant et le triant (et Balzac croit à cette vertu) mais, appliquée à la mode, ce geste est aussi du côté du caprice.

       

      L’intelligence du texte : stratégies de distanciation

       

      Revenons à notre question de départ : pourquoi, alors que le Code de la toilette et le Traité de la vie élégante, écrits pratiquement au même moment, partageant sujet, tonalité et objectif, l’un se trouve-t-il rangé dans les Études analytiques et l’autre pas ? Il semble que la spécificité du Traité par rapport au Code est qu’il introduit une distance là où le Code est sérieux. Une distance énonciative qui prend trois formes : l’ambition anthropologique, l’ironie et la dimension métatextuelle.

      Le Traité s’affranchit d’abord du modèle du code par le regard anthropologique. En témoigne l’appartenance de notre texte au genre de l’essai. Sans destinataire précis – c’est le propre de l’essai –, le Traité témoigne d’une forte dimension théorique, ce dont était dépourvu le code, puisque l’auteur ne s’y pose plus en pédagogue, mais en simple témoin. Autrement dit, alors que code édictait, l’essai explique. En témoigne ensuite le fait que l’élégance, on l’a vu, est prise dans un réseau, un maillage historicisant qui en fait un objet socio-politique. Balzac confère ainsi une pertinence à la mode. Le Traité s’inscrit donc, davantage que dans celle du code, dans la filiation des essais sur la mode, écrits par Brummell et traduits par Auger. On y trouvait la même conception de la mode comme objet sociologique signifiant.

      Mais la dimension anthropologique s’affiche surtout dans le fait que Balzac ne prenne pas parti pour un usage de la mondanité contre un autre, pour une pratique de la mode contre une autre, pour une signification de l’élégance contre une autre, mais se situe au-dessus de la mêlée – c’est ce qui fait que son texte diffère des codes. Il écrit son traité, non pas en vue de rétablir des frontières sociales, mais simplement de les donner à lire. En d’autres termes, plus de place pour le code, partisan, passionné, politique, mais pour une parole distanciée, sans ambition d’effectivité. Cette différence d’objectif, capitale, est d’ailleurs visible dans la différence matérielle entre notre traité et les codes : ceux-ci sont de petits ouvrages de format in-18, à mettre dans la poche et s’inscrivant donc dans une pratique de l’élégance. À l’inverse, le Traité, publié dans « La Mode », revue très élitiste et « artiste », ne vise pas à une banale mise en pratique, mais se place du côté du point de vue, de l’article d’opinion.

      Ce faisant, le Traité change de destination. Il ne s’agit plus pour Balzac de coder, mais de décoder ; plus de chiffrer (à l’image du chiffre qui figure sur les armoiries du Faubourg), mais de dé-chiffrer. L’auteur s’évertue à décrypter les « hiéroglyphes » de la mode, pour reprendre le terme qu’il emploie à propos de la démarche humaine dans la Théorie de la démarche (p. 261). Le Traité n’est plus un manuel d’éthique aristocratique, clos, replié sur ses prérogatives, défendant un langage – vestimentaire et verbal – défini, circonscrit, mais un texte moderne, à l’ambition explicative, ouvert sur le réel, observant la mode du monde avec la distance de l’anthropologue. Cette ambition d’objectivité élève le texte, lui fait prendre de la hauteur : nouveau pas vers une possible position dominante, surplombante, de ce texte par rapport à l’œuvre balzacien.

      Vu sous cet angle, simple point de vue et non corps de doctrine, le traité gagne en liberté. Il se détache alors quelque peu de la hantise de commettre un écart, un impair, un crime contre le bon goût. Ainsi Balzac met-il en garde le candidat à l’élégance contre une élégance trop apprêtée, trop travaillée, trop respectueuse du code :

       

      « En se faisant Dandy, un homme devient un meuble de boudoir, un mannequin extrêmement ingénieux qui peut se poser sur un cheval ou sur un canapé, qui mord ou tète habilement le bout d’une canne ; mais un être pensant ?... jamais » (Traité de la vie élégante, p. 247).

       

      Ainsi le Traité s’avoue-t-il comme texte « intelligent » au sens où il laisse de côté ce que le code avait de scolaire, de laborieux, de strictement dénotatif, pour en prendre le meilleur : la partialité, la rhétorique de l’arbitraire, le chic aristocratique. Le traité défait ce qu’il pouvait y avoir de trop apprêté dans le code, fait circuler un air salvateur, met en place un jeu, un écart. Ce passage du code au traité s’accompagne d’ailleurs d’une modification du sujet : le sujet du Traité de la vie élégante n’est plus « la toilette », ni même « l’élégance » (notion plus diffuse car plus abstraite, moins tangible que la toilette, mais notion qui fait encore partie du langage commun), mais la « vie élégante. », concept inventé par Balzac. L’ambition de ce concept est plus large : il prend pour sujet non un objet (la mode), mais une pratique sociale, un type d’existence. On passe ainsi, en d’autres termes, de l’habit à l’habitus. Cette nouvelle notion est fondée sur une unité des phénomènes, non seulement parce que l’élégance traverse tous les champs de l’existence mais aussi parce que le détail appelle l’ensemble. Alors que, dans les codes, le détail semblait vivre de manière indépendante, fort de sa puissance d’arbitraire, il devient, dans le Traité, pleinement signifiant, puisque participant d’un ensemble. « Telle toilette, lit-on, annonce telle sphère de noblesse et de bon goût » (Traité de la vie élégante, p.237). Or comment observer ces différents champs et relier la partie à la totalité sans un regard qui embrasse tout ? L’unité du contenu amène donc une unité du regard : de même que l’élégance vestimentaire s’inscrit plus généralement dans un art de vivre, de même que le détail est lié au tout, de même, les différentes lois que Balzac énonce s’inscrivent dans un concept qui les englobe :

       

      « Chose admirable ! Tous les principes généraux de la science ne sont que des corollaires du grand principe que nous avons proclamé ; car l’entretien et ses lois sont en quelque sorte la conséquence immédiate de l’unité » (Traité de la vie élégante, p. 242).

       

      C’est donc le regard anthropologique qui confère une unité au traité. On quitte ici la parenté avec le code. Par la liste qui lui était inhérente, le code confirmait la loi de la fragmentation du réel. Ici, au contraire, par le regard totalisant, par la volonté d’unité, qui fonctionnent à tous les niveaux, on est face à un texte cohérent, uni. Cette unité va de pair avec une production du sens :

       

      « Vu de cette hauteur, ce système d’existence [la mode] n’est donc plus une plaisanterie éphémère, un mot vide, dédaigné par les penseurs comme un journal lu. La vie élégante repose au contraire sur les déductions les plus sévères de la constitution sociale » (Traité de la vie élégante, p. 225).

       

      Preuve de cet accès au sens : les aphorismes sont numérotés. Il y en avait dans le Code de la toilette, mais tout se passait comme si Balzac n’avait pas conscience d’en faire. Les mots, qui étaient vides, transparents, dans les codes, parce que simples vecteurs d’un discours, deviennent dans le Traité signifiants. Ils gagnent en densité, en charge conceptuelle. Entre le code et le traité, on assiste donc à un phénomène d’abstraction. Le Traité transforme en notion ce qui n’était qu’empirique dans le code. L’analytique apparaît alors comme un travail de conceptualisation.

      Une réserve apparaît cependant. La définition de l’analytique à laquelle on aboutit ici semble insuffisante. L’analytique ne se limite pas, comme on l’a dit plus haut, à l’explicatif, ni même à la sémiotique. L’analytique serait-il donc condamné à ne pas avoir de spécificité ? Serait-il à jamais ce lieu décevant, indécis, mortifère ? Le salut vient alors de l’ironie, et en particulier de l’ironie de Balzac vis-à-vis de sa propre démarche.

       

      La distance anthropologique est en effet doublée par la distance satirique. Or, au sein des discours sur la mode, celle-ci se loge surtout dans les physiologies (même si celles-ci voient leur apogée, on le sait, une décennie après notre traité), version amusée, railleuse et goguenarde du code. Alors que le code est sérieux, écrit sous la forme d’un catalogue et qu’il vise à instruire, la physiologie est ironique, témoigne d’une continuité narrative accrue et vise à amuser. Citons quelques physiologies de la toilette :

       

      • Charles Ballard, Physiologie de la toilette (série d’articles publiés dans La Silhouette en 1830 ; 3e vol., 4e livraison).
      • Georges Guénot-Lecointe, Physiologie du gant, Desloges, 1841.
      • Charles Debelle et Armand Delbès, Physiologie de la toilette, Desloges, 1842.
      • Félix Deriège, Physiologie du Lion, Delahaye, 1842 (illustrations de Gavarni et Daumier).

      Dans ces textes, la mode et l’élégance sont clairement tournées en dérision. Ainsi, dans la Physiologie de la toilette de Delbès et Debelle, on lit :

       

      « Nous touchons à un point délicat, incompris, ignoré de l’art de se mettre. Le choix de l’étoffe est-il indifférent, le croyez-vous ? L’étoffe de l’habit convient-elle au pantalon ? La redingote peut-elle être de la couleur de l’habit ? Ah ! c’est là qu’il faut de la méthode, de la clarté ; je dirais presque du savoir, s’il ne fallait pas que je dise du génie. Jeunes élèves auxquels il ne manque que l’enseignement pour devenir ce que vous pouvez être, […] méditez-moi. Je vais être excessivement profond » (Physiologie de la toilette, p. 25).

       

      Dans le même ordre d’idées, la Physiologie du Lion de Félix Deriège débute par un chapitre intitulé « Introduction en style biblique » :

       

      « Au commencement, une foule de créatures charmantes ornaient les diverses contrées du monde élégant. Et la Mode vit qu’il manquait un roi à tous ces êtres qu’avait formés son caprice. Et elle lui dit : Faisons le lion à notre image et ressemblance. Que le boulevard soit son empire. Que l’Opéra devienne sa conquête. Qu’il commande en tous lieux du Faubourg Montmartre au Faubourg Saint-Honoré. Et le lion parut. Alors il assembla ses sujets autour de lui et donna à chacun son nom en langue fashionable » (Physiologie du lion, p. 2).

       

      La solennité biblique appliquée à un sujet aussi futile que la mode ridiculise ici d’emblée le sujet du discours. Ce genre d’énoncés trace les contours d’un discours attendu sur la mode, qui prévaudra tout au long du siècle, stipulant que la mode est futile et que quiconque la suit sérieusement ou, pire, écrit à son sujet sérieusement est menacé de ridicule. Ce type de discours reprend le cliché qui veut que la mode ne puisse produire qu’une parole futile. Si le texte de Balzac n’est pas exempt de ce cliché, son intérêt est d’aller plus loin en instaurant, on le verra plus loin, une dérision vis-à-vis du projet anthropologique lui-même.

      Annonçant les physiologies de la mode, quantité d’énoncés dans le Traité font preuve d’ironie. Les axiomes, en particulier, se situent à la frontière entre la règle mondaine et l’énoncé satirique. Soit les axiomes suivants : « Une déchirure est un malheur, une tache est un vice » ; « On connaît l’esprit d’une maîtresse de maison en franchissant le seuil de sa porte » ; « La vie élégante est l’art de dépenser ses revenus en homme d’esprit ». Selon le point de vue où l’on se place, selon le ton qu’on adopte pour les lire, ces énoncés peuvent apparaître comme des lois discriminantes qui confortent la passion de la distinction ou, à l’inverse, comme des énoncés ironiques soulignant la dimension arbitraire de la mode.

      Pour Balzac, rire de la mode est sans doute une réaction face à la dimension intimidante, fascinante, impénétrable du grand monde, qu’il apprivoise en quelque sorte par le rire. Mais c’est aussi l’occasion pour lui de mener à bien une satire sociale. Ce rire n’entre-t-il pas en contradiction avec l’ambition anthropologique ? Non, car tous deux se retrouvent dans le fait qu’ils confortent une distance. Par la science ou la satire, par la voie sérieuse ou la voix burlesque, par le coup d’œil scientifique ou le clin d’œil satirique, l’auteur du Traité s’éloigne du dogmatisme mortifère du code. Faire de l’élégance l’objet d’un travail de dissection ou bien s’en moquer, c’est prendre une même distance avec elle, c’est rendre la mode à son énergie, à sa folie, à la vitalité qui lui est inhérente.

      Cependant, à bien y regarder, la satire n’est pas faite chez Balzac dans la même perspective qu’elle le sera dans les physiologies. C’est que le comique n’a pas la même couleur idéologique. Sous la plume de l’auteur du Traité, la satire concerne davantage ceux qui ne sont pas à la mode. Ainsi des bourgeois qui calculent et mesurent le luxe, alors que celui-ci est étranger à l’idée d’économie :

       

      « Les experts de la vie élégante ne tracent pas de longs chemins en toile verte sur leurs tapis, […] ne consultent pas le thermomètre pour sortir avec leurs chevaux » (Traité de la vie élégante, p. 240)

       

      La mode et l’élégance ressortent grandies, on le voit, de tels passages satiriques, ce qui est loin d’être le cas dans les physiologies. Les physiologistes, par la nature même de leurs textes, critiquent tout, les gens à la mode autant que ceux qui l’ignorent, mais il semble que, – époque oblige – étant destinée à un public plus bourgeois, la physiologie satirise plus volontiers le grand monde. Le rapprochement entre notre texte et les physiologies de la mode autour d’une hypothétique ambition satirique commune est donc largement problématique et pour tout dire, peu convaincante.

       

      Il nous faut donc mettre au jour une autre stratégie distanciative plus efficace et pertinente. Il semble, sur ce plan, que l’affranchissement le plus convaincant d’avec le code soit la dimension métadiscursive dont le traité fait preuve – ce qu’on pourrait nommer sa fonction critique. C’est sans doute là que Balzac se libère le plus du modèle du code. Si les physiologies feront preuve d’ironie, cette ironie se limitera la plupart du temps à l’objet mode et ne portera jamais sur la méthode, à savoir l’anthropologie sociale, alors que, dans le Traité de la vie élégante, l’objet de l’ironie n’est pas tant la mode que le discours. Quelques exemples en témoignent :

      • Le recours ironique au vocable religieux : « La vie élégante a ses péchés capitaux et ses trois vertus cardinales » (Traité de la vie élégante, p. 237).
      • Le dynamitage du cadre scientifique par l’accolement de mots sérieux et futiles : « observations fashionables » ; « science de la mode ». L’ambition scientifique et clinique (« traité », « observations », « science ») se trouve ici désamorcée, et même raillée, par l’adjectif ou le complément du nom. Ce procédé, qui relève d’une « science des riens », montre les limites d’une méthode et témoigne même de l’incrédulité de l’auteur face à son projet. Ces  rencontres lexicales incongrues font éclater le cadre trop étroit de l’anthropologie.
      • L’usage de néologismes, qui tiennent à distance le vocable scientifique : « confortabilisme », « élégantologiste », « modiphiles » (Traité de la vie élégante, p. 229 et 235).
      • Le commentaire ironique sur les principes de la démarche scientifique : « Si nous omettons de définir ici la vie élégante, ce traité serait infirme ; un traité sans définition est comme un colonel amputé des deux jambes ; il ne peut plus guère aller que cahin-caha. Définir, c’est abréger ; Abrégeons donc » (Traité de la vie élégante, p. 216). L’ironie remet ici en question la validité de la définition. Après un tel énoncé, le lecteur s’interroge sur la possibilité même de la définition en matière de sociologie.

      Pourquoi Balzac refuse-t-il ou montre-t-il les limites d’un discours sur la mode ? Sans doute parce que la mode lui paraît, par essence, trop mobile. Tout se passe comme si l’auteur du Traité avait conscience que la vie élégante ne pouvait être l’objet d’un discours sérieux et qu’il ne pouvait résoudre le hiatus entre l’immobilité de la théorie et la mobilité de l’objet d’étude, la mode, si fluctuant (elle est définie, rappelons-le, comme les « signes matériels et changeants de notre puissance », Traité de la vie élégante, p. 225). Comment fixer l’éphémère dans un projet pédagogique et didactique, par définition fixe ? Le Traité apparaît ainsi comme la dénonciation amusante de la propension de l’âge bourgeois à tout analyser.

      Mais si Balzac pointe les limites d’un discours sur la mode, c’est surtout parce que la démarche anthropologique elle-même ne lui correspond pas. Tout se passe, cette fois, comme s’il se rendait compte que théoriser la vie élégante n’était qu’une manière de redorer le blason d’un objet d’étude souffrant de l’accusation de futilité, de le hisser au rang de matériau sérieux, pour masquer et justifier la passion personnelle (et coupable) pour la mondanité et pour le chiffon. Désormais, par cette mise à distance de l’anthropologique, Balzac accepte la futilité inhérente de la mode – et la sienne. Et il accepte enfin le plaisir que procure l’écriture d’un texte sur la mode – plus un plaisir immédiat, prescriptif, mais distancié, amusé, pas dupe de lui-même. L’analytique, simple dispositif, s’offre ainsi comme cadre, prétexte, bouclier contre le déferlement du moi, contre l’aveu du plaisir.

      Ainsi, cheval de Troie, le discours analytique contredit les visées du discours anthropologique dans lequel il s’inscrit lui-même. L’analytique révèle alors son identité : il n’est pas tant l’analyse de la mode que l’analyse de l’analyse. Au lieu d’utiliser sans s’interroger les outils de l’analyste (définition, exemple, théorème, axiome), Balzac les questionne, les remet en cause et pose par là même un magnifique défi à son œuvre à venir (en 1830) et en cours d’élaboration (en 1838). Voilà sans doute l’une des raisons qui a poussé Balzac à valider ce texte quelques années après l’avoir écrit. L’édifice entier de l’œuvre, la démarche de l’anthropologie balzacienne trouvent ici un reflet grinçant. Nathalie Preiss affirme à propos des physiologies comiques : « Dans ces Physiologies, la parodie trahit un refus plus ou moins conscient des visions organiques et systématiques de la société, qui prétendent s’ériger en dogmes » (Les physiologies en France au XIXe, p. 171). Il en est de même de notre traité, qui réagit, par le rire, contre les études sociales et leur ambition, jugée démesurée, d’embrasser le réel. S’il prend place en haut de l’édifice balzacien, et notamment au-dessus du massif des Études philosophiques, c’est que l’analytique critique la démarche synthétique, que le philosophique, précisément, valide. Ainsi passe-t-on de la mise en valeur de la gravité du futile (la volonté de donner un sens à cette chose sans conséquence qu’est la mode) à la futilité du grave (toute science n’est qu’un mirage).

      Et la mode constitue l’objet tout trouvé pour ce nouvel objectif, parce que sa futilité inhérente vient désamorcer toute tentative de sérieux. L’inconséquence de la mode a en quelque sorte contaminé la démarche et le discours scientifiques. Appliquée à des riens, la science avoue sa vanité, son absurdité. Quoi de plus normal, puisqu’il n’y a qu’un pas entre les riens de la mode et le rien sur lequel débouche la science balzacienne ? Ainsi tout le sens du Traité de la vie élégante repose sur le décalage entre le prétendu sérieux d’une anthropologie sociale et la futilité, la faiblesse, voire l’indigence ontologique de la mode. Naissent alors des effets de décalage savoureux, dans lesquels se loge le sens du texte. Devenue outil d’une vaste entreprise critique, la mode gagne ainsi paradoxalement en pertinence : sa futilité n’est plus, comme elle l’était tour à tour, adorée ni fustigée, mais elle devient, dans l’espace indifférencié du discours, outil, mécanisme, mode opératoire.

      Balzac joue là de la dimension fragmentaire de la mode, qui ne peut en aucun cas être réunie dans un discours uni et continu, bref faire sens. Il use de cette capacité de nuisance de la mode, de sa capacité à ruiner, à miner toute démonstration, tout effort d’organisation, par sa futilité et sa dimension intrinsèquement fragmentaire. Ce faisant, il remet en cause l’ambition de totalité des codes (le Code de la toilette, se voulait, on s’en souvient, un « manuel complet »). Dès lors, on comprend alors différemment la forme fragmentaire du Traité : les axiomes deviennent une forme de résistante bruyante à toute herméneutique trop totalisante. Ainsi, l’analytique s’offre-t-il comme le revers de l’analyse, sa face cachée. Revêtu d’une fonction critique, métatextuelle, autoréflexive, il s’érige en lieu de l’extrême lucidité. Lieu, non de la simple explication, du simple discours, mais de ces moments, plus rares, où affleure, sous une lumière décapante, la conscience d’un discours.

       

      Si le Traité de la vie élégante est un « texte supérieur », ce n’est donc pas en vertu d’un élitisme social ou esthétique, mais par sa lucidité, par le pouvoir d’autodérision dont il fait preuve. Au vu de ce constat, l’analytique, très clairement, n’apparaît plus comme une matière, un sujet, un thème, mais comme un mode d’énonciation – ou, mieux, comme une région, un espace, un lieu où se reflète le projet balzacien, où il se met en scène pour affronter et accepter ses limites.

      On pourrait s’arrêter à cette définition de l’analytique, assez convaincante pour comprendre le statut supérieur que lui alloue Balzac. Pourtant, il faut aller plus loin. Cette esthétique de la distance et de l’écart est-elle si originale ? Ne provient-elle pas directement de l’écriture journalistique ? Or cette parenté s’avère problématique. On sait que, dans Illusions perdues par exemple, le style journalistique apparaît comme largement suspect, car il est jugé superficiel, inepte et même faux puisque asservi au pouvoir financier et à l’impératif de la causerie, donc de l’hypocrisie mondaine. Cette lourde réserve éthique invalide notre démonstration. Comment, dès lors, bâtir le sommet de l’édifice, solide, essentiel, sur une prose aussi circonstancielle, aussi dépendante de la contingence ? L’analytique ne se perd-il pas dans l’esbroufe ? Tout ne tient pas, dans le Traité, au wit anglais, au mot d’esprit. Balzac n’est pas Flaubert, 1830 n’est pas 1850 et la blague ne peut pas encore prétendre à s’ériger en principe suprême du discours. L’ironie, en effet, n’évacue pas la volonté de savoir chez Balzac. Il nous faut donc, dans la définition de l’analytique, réintégrer ici la gravité.

       

      Un texte pensif : du spirituel dans la mode

       

      Il est frappant de constater à quel point le vocabulaire mystique et métaphysique infuse le Traité de la vie élégante. Les élégants sont « de véritables dieux », les lecteurs des « catéchumènes de la vie élégante », l’admiration des journalistes de « La Mode » pour Brummell un « apostolat » (Traité de la vie élégante, p. 230) et, ailleurs, l’auteur met en garde quiconque voudrait franchir le « seuil sacré du boudoir » (Traité de la vie élégante, p. 243). Rien ne nous oblige à accorder à ce champ lexical une signification ironique. Outre cette infusion du texte par le religieux (qui montre que quelque chose se révèle, qu’il y a une épiphanie et qu’on ne peut croire à une victoire du calembour), on note la récurrence de deux mots : « esprit » et « pensée ». Ici (il s’agit des deux épigraphes), on lit « Mens agitat molem» et « L’esprit d’un homme se devine à la manière dont il porte sa canne ». Là, Balzac montre comment la mode est soumise à « l’influence de la pensée » (p. 225) et affirme que, si on est élégant, c’est grâce à « l’esprit de nos sens » (p. 225). Ailleurs, Brummell juge que l’élégance traduit « la grande pensée qui meut notre siècle » (234).

      Quant à la théorie sociale de la mode que met en place Balzac, elle laisse, elle aussi, une large part à l’esprit. En effet, l’échelle sociale qu’il décrit au début de son traité est surtout organisée selon le degré de pensée plus ou moins important qui caractérise chaque classe, selon la plus ou grande capacité de celle-ci à se détacher de la matière. La mode est donc vécue comme un phénomène pleinement spirituel car elle est la manifestation de la prise du pouvoir de l’âme sur la matière, de la conquête de la pensée sur l’instinct :

       

      « La VIE OCCUPÉE n’[est] jamais qu’une exploitation de la matière par l’homme, ou une exploitation de l’homme par l’homme, tandis que la VIE D’ARTISTE et la VIE ÉLÉGANTE supposent toujours une exploitation de l’homme par la pensée » (Traité de la vie élégante, p. 223).

       

      Alors que les représentants de la vie occupée sont encore prisonniers de la matière (« Cette vie est […] une vie de mouvement, où les pensées ne sont encore ni libres, ni fécondes », Traité de la vie élégante, p. 214)), la vie élégante réalise un progrès : l’homme s’affine, se raffine, se déleste de ce qui l’incarcère, bref, il se spiritualise. Comme dans Séraphîta, il y a là l’idée d’un progrès de l’humanité vers une subduction de la matière dans l’âme. Mais, alors que Séraphîta ne nous donnait pas les moyens concrets de l’accès à cet état supérieur de l’homme, le Traité de la vie élégante les divulgue. L’un de ces moyens est l’élégance. Celle-ci révèle alors, de manière ultime, une fonction méta-physique au sens propre : elle permet d’aller au-delà de la matière, de s’en affranchir. L’état social où peut se manifester l’esprit pur, détaché de tout impératif de la contingence, c’est, on le sait, l’oisiveté. Or comment, pour l’oisif, manifester cet esprit, immatériel ? Comment, pour lui, rendre palpable le fait qu’il ne fait plus partie de la vie occupée, qu’il s’est détaché de la matière ? Par l’élégance. Celle-ci matérialise l’esprit, incarne la pensée. N’est-il pas fait mention du besoin effréné de distinction par l’élégance comme d’un « un besoin de l’âme » (Traité de la vie élégante, p. 223. Nous soulignons) ?

      Désormais, on comprend mieux les définitions que Balzac donne de la mode et de l’élégance. La mode « particip[e] bien moins de la matière que de l’âme » (Traité de la vie élégante, p. 224). L’élégance est « l’art d’animer le repos » (Traité de la vie élégante, p. 215). L’élégance, dotée d’une vraie fonction spirituelle, donne sens à la matière et permet, d’un geste, d’un ton de voix, d’un type de démarche, d’une manière de tenir un mouchoir, de porter une paire de gants, d’animer le réel, de créer du sens :

       

      « Un traité de la vie élégante, étant la réunion des principes incommunicables qui doivent diriger la manifestation de notre pensée par la vie extérieure, est en quelque sorte la métaphysique des choses » (Traité de la vie élégante, p. 226).

       

      L’ambition du Traité est donc bien supérieure à celle des codes. Puisque la modernité consiste à se défaire peu à peu de l’emprise de la matière (« L’homme armé de la pensée a remplacé le banneret bardé de fer », Traité de la vie élégante, p. 222), la mode devient la marque d’un stade suprême de la civilisation, d’un état supérieur de l’être social. Elle s’instaure comme l’un des moyens pour l’homme d’accéder à cet état social et moral de perfection. La perfection morale se confond alors avec la perfection du vêtement et des manières :

       

       « De là le haut prix attaché par le plus grand nombre à l’instruction, à la pureté du langage, à la grâce du maintien, à la manière plus ou moins aisée dont une toilette est portée, à la recherche des appartements, enfin à la perfection de tout ce qui procède de la personne » (Traité de la vie élégante, p. 224).

       

      Ainsi, si l’on considère que la spécificité du Traité de la vie élégante par rapport, notamment, au Code de la toilette, recoupe la spécificité de l’analytique, on possède ici un élément de réponse : le sens. Ce qui, dans le code ou la physiologie, n’apparaissait que comme simple matière (conseils pratiques, règles, couleurs, étoffes, accessoires, objets) devient, placé dans l’édifice analytique, matière animée. Le texte analytique peut donc être défini, in fine, comme un code animé, c’est-à-dire, au sens littéral, mis en mouvement, pourvu d’un âme. D’ailleurs, le titre du texte est révélateur : il ne s’agit pas de l’« élégance » (matière morte), mais de la « vie élégante » (matière animée par la vie, habitée par un sens).

      La particularité de la démarche analytique est donc de passer de l’esprit, avec tout ce que ce mot peut avoir de brillant, de convenu, de limité par son usage mondain, à la pensée, vécue comme activité intellectuelle et mystique. Ce qui caractérise le texte analytique est ainsi moins, en d’autres termes, le spirituel compris comme savoureux, brillant, que le spirituel au sens métaphysique, religieux, mystique. L’analytique serait donc ce moment de la Comédie humaine où la pensée apparaît, affleure, ultime station dans le lent processus d’affranchissement de l’esprit d’avec la matière.

      On comprend mieux, dans ce contexte, la récurrence de l’isotopie de la hauteur dans notre traité. L’élégance, est-il écrit, est la marque d’une « supériorité morale ». L’auteur mentionne ailleurs le « haut prix attaché par le plus grand nombre à l’instruction, à la pureté du langage, à la grâce du maintien » et il fait allusion à la « haute philosophie » (Traité de la vie élégante, p. 224) qu’est la mode. On comprend aussi le choix de l’élégance pour illustrer cette théorie de l’essentialisation de la matière. Puisque l’élégance est distinction, élévation au dessus du vulgaire (« Admettre une personne chez vous, c’est la supposer digne d’habiter votre sphère », Traité de la vie élégante, p. 243), quel meilleur phénomène pour traduire cette ascension, cet exhaussement de la matière vers l’Idée ? Il y a même plus. « Brummell, écrit Balzac, avait donc bien raison de regarder la TOILETTE comme le point culminant de la Vie Elégante ; car elle domine les opinions, elle les détermine, elle règne ! » (Traité de la vie élégante, p. 252). Par un jeu de miroirs, la mode surplombe la vie élégante comme l’Idée surplombe elle-même la matière et comme les Études analytiques surplombent elles-mêmes l’édifice balzacien. Choisir la mode, c’est aussi rendre palpable, pour le lecteur, ce sentiment de raréfaction de l’air, d’ascension vers un Everest moral et esthétique. 

      Ainsi la Pathologie de la vie sociale s’inscrit-elle dans la droite ligne des Études philosophiques. On s’achemine ici, au seuil du travail, vers une assimilation de l’analytique au philosophique. Pierre Barbéris affirmait déjà qu’entre le Code de la toilette et le Traité de la vie élégante, il y a l’« orientation philosophique » de Balzac. Cette place accordée à l’esprit est d’ailleurs visible dans la Théorie de la Démarche, dont l’ambition est l’« histoire de l’esprit humain » (Théorie de la Démarche, p. 259) et d’étudier « chacune des manifestations particulières de la pensée humaine » (Traité de la vie élégante, p. 263). En témoigne aussi le préambule du Traité des excitants modernes :

       

      « La Pathologie de la vie sociale, ou Méditations mathématiques, physiques, chimiques et transcendantes sur les manifestations de la pensée, prises sous toutes les formes que lui donne l’état social, soit par le vivre et le couvert, soit par la démarche et la parole, etc. » (Traité des excitants modernes, p. 304).

       

      L’analytique serait donc moins écriture que – la notion gagnant elle-même en immatérialité – simple épiphanie, manifestation, avènement. Elle serait moins une démarche qu’un stade, une étape (étape du donner à éprouver l’esprit). Preuve de cette continuité, de cette communauté de contenu entre le philosophique et l’analytique : la description du dandy faite dans le Traité reprend (ou annonce) étrangement la description de l’androgyne dans Séraphîta – nous reprendrons à ce sujet les stimulantes conclusions de Rose Fortassier. À la fin de la deuxième partie du Traité, Balzac, voulant définir ce qu’est le vrai dandy, établit une hiérarchie des trois types de dandys, du moins au plus convaincant, selon qu’il possède plus ou moins de grâce dans les manières :

       

      « Un homme nouveau se produit. Ses équipages sont de bon goût, il reçoit à merveille, ses gens ne sont pas grossiers, il donne d’excellents dîners […]. Cet homme a la grâce suffisante.

      Ne connaissons-nous pas tous un aimable égoïste qui possède le secret de nous parler de lui sans trop nous déplaire ? Chez lui tout est gracieux, frais, recherché, poétique même. […] Artiste avec les artistes, vieux avec un vieillard, enfant avec les enfants, il séduit sans plaire […]. Cet homme a la grâce essentielle.

      Mais il est une personne dont la voix harmonieuse imprime au discours un charme également répandu dans ses manières. Elle sait et parler et se taire […] Elle se plaît à conduire une discussion, qu’elle arrête à propos […] Entraîné dans sa sphère par une puissance inexplicable, vous retrouvez son esprit de bonne grâce empreint sur les choses dont elle s’environne. […] Elle est naturelle. Jamais d’effort, de luxe, d’affiche. […] Elle est franche sans offenser aucun amour-propre. […] Elle est tendre et gaie, aussi l’aimerez-vous irrésistiblement. Vous la prenez pour type et lui vouez un culte. Cette personne a la grâce divine et concomitante. » (Traité de la vie élégante, pp. 247-249).

       

      Le passage réfère d’abord au dandy comme à un être sexué (en l’occurrence masculin), puis celui-ci devient une « personne », le substantif étant repris ensuite à plusieurs reprises par le pronom féminin « elle ». Ce glissement introduit une confusion générique : pas de doute, le dandy, être supérieur, « créature privilégiée » (Traité de la vie élégante, p. 249) est un androgyne. Voilà de quoi rappeler l’épisode de Séraphîta où Minna et Séraphîtus descendent les pentes du Fallberg : au sommet, la créature esy appelée Séraphîtus et les référents sont masculins (« seul », « un proscrit », « le » guide de Minna), puis on réfère ensuite à « une jolie créature », « sa compagne », puis « une femme ». Cette présence des deux genres installe, au cœur du texte, l’androgynie et abolit la sexuation. Or on sait que la sexuation est pour Balzac l’une des grandes manifestations de la tyrannie de la matière. Le dandy prolonge donc l’androgyne, ou l’incarne, le projette dans le contemporain. Il apparaît comme une version praticable de l’androgyne, figure quant à lui trop idéale, trop mythique, donc fragile, pour s’incarner dans la réalité urbaine de 1830. Assimilation très nouvelle, puisque, dans les discours sur la mode, on ne comparait jusqu’alors jamais le dandy à l’androgyne mais l’hermaprodite (dans le Manuel du fashionable de Ronteix, le dandy est un « être d’un sexe douteux », c’est-à-dire un monstre social), version négative de l’androgyne, marque, non d’une sublimation, mais d’une aberration de la matière.

      L’interprétation, séduisante, montre pourtant des limites. D’abord, l’androgyne, dans notre texte, se trouve contredit par d’autres figures mythiques qui ne vont pas dans le sens d’un perfectionnement de l’humain par la pensée : « Pour la vie élégante, il n’y a d’être complet que le centaure, l’homme en tilbury » (Traité de la vie élégante, p. 220). Si on retrouve ici l’idée d’une fusion des contraires (plus mâle et femelle, mais homme et bête), cette fusion est davantage du côté de la monstruosité et rappelle l’aberration hermaphrodite. De plus, le centaure, dans la mythologie, boit, viole et tue : il s’offre donc par excellence comme une créature qui ne s’est pas affranchie de la matière.

      Ensuite, les Études analytiques ne paraissent pas s’affranchir, comme on pouvait s’y attendre, des effets dévastateurs de la pensée. À l’instar de Balthazar Claës et de Louis Lambert, qui meurent, on le sait, d’avoir trop pensé, Brummell, l’homme de génie du Traité, est aussi victime de dépérissement par l’excès de pensée. Lorsque les journalistes de « La Mode » lui rendent visite, il apparaît dépenaillé, en peignoir et perruque. Et l’auteur de conclure :

       

      « Effrayante leçon ! Brummell ainsi ! N’était-ce pas Sheridan ivre mort au sortir du parlement, ou saisi par des recors ? Brummell en perruque ; Napoléon en jardinier ; Kant en enfance ; Louis XVI en bonnet rouge, et Charles X à Cherbourg !… Voilà les cinq plus grands spectacles de notre époque » (Traité de la vie élégante, p. 230).

       

      Brummell meurt d’un excès de raffinement, de civilisation. L’élégance apparaît donc ici comme une maladie morale, une radicalisation contre nature de l’esprit (il s’agit pour Balzac, rappelons-le, d’étudier la « pathologie de la vie sociale »).

      Enfin, il ne paraît pas y avoir de spécificité d’écriture propre à l’analytique. En effet, si le traité prône l’essentialisation, cette ambition n’est pas relayée par une écriture immatérielle, loin de là. Il y aurait bien l’axiome, cette forme d’écriture condensée, donc à même de mimer l’œuvre d’essentialisation de la matière. Par sa brièveté, sa condensation, il irait dans le sens d’un allègement de la matière (rien ne pèse dans l’axiome !). Mais l’axiome n’est pas la seule forme d’écriture de notre texte : on recense du discours explicatif, des petits récits, du dialogue et toutes ces formes d’écriture témoignent encore d’une lourdeur, d’une ampleur discursives à mille lieues d’une hypothétique esthétique de la légèreté. Peut-être alors faut-il penser que l’écriture ne participe pas de l’analytique, qui ne serait que simple mécanisme, simple processus. Peut-être que l’analytique – c’est une hypothèse – valide une sorte de divorce entre le contenu et le discours, et que cette disparition signe là une forme d’essentialisation de la matière. Ou peut-être est-ce seulement – et c’est plus décevant – en vertu de la réintroduction fracassante du « sérieux » qu’on ne peut plus considérer, quand on analyse l’analytique, que le contenu. La question, en tout cas, demeure ouverte.

       

      On vient de conclure plus haut que l’analytique allait de pair avec un accès à la pensée pure, délestée du poids matériel. Cette définition ne saurait nous satisfaire totalement car, dans ce cas, quel progrès par rapport au philosophique, qui, lui aussi, témoignait de cet avènement de la pensée ? On sent bien que le Traité n’aurait pas tout à fait sa place dans les Études philosophiques, et ce en raison de son ancrage dans le contemporain. L’analytique est donc moins l’avènement de la pensée pure, l’adieu à la matière (qui a déjà eu lieu dans les Études philosophiques) qu’une réconciliation entre l’esprit et la matière. Il signe le moment d’une réintégration harmonieuse de l’esprit au sein d’une matière dont celui-ci ne peut se passer (au risque de la victoire desséchante de la pensée : cf. Louis Lambert et La Recherche de l’Absolu). Et cette matière, c’est, précisément, le contemporain. L’analytique s’offre alors comme le philosophique à la portée de tous. Il y a en effet, très nettement, au cœur de l’écriture analytique, l’idée d’un plus grand accès au sens, d’une lisibilité accrue par rapport aux Études analytiques. Loin d’un « haut discours » (comme on peut parler de la « haute époque »  que sont, par exemple, les Flandres du XVIIe siècle), loin de personnalités d’exception (Gambara, Frenhofer,…), le Traité de la vie élégante s’inscrit dans un réel praticable, abordable, tangible. Actualisation et historicisation, donc, mais aussi vulgarisation de l’idéal dans le réel. En d’autres mots, l’élégance projette l’idéal jusque là inaccessible des Études philosophiques dans la réalité contemporaine.

      La démarche analytique réunit ainsi les avantages du code (le contemporain) et de l’étude philosophique (la manifestation de la pensée). Lieu d’une heureuse réconciliation de la pensée et du réel, l’analytique, qui fait fusionner l’extrême contemporain à l’aventure de la pensée, l’esprit à la matière, voit l’avènement d’une totalité atteinte ou retrouvée. S’il est placé au sommet de La Comédie humaine, il semble bien que ce soit par la présence en son sein d’un rêve d’unité. « Le principe constitutif de l’élégance est l’unité » (Traité de la vie élégante, p. 237), écrit Balzac. Unité des vêtements entre eux, entre les différents champs de l’élégance, entre soi et le monde, mais aussi, donc, entre la matière et l’esprit. D’ailleurs, au moment de terminer d’énoncer le plan de son traité, l’auteur ajoute à propos de l’élégance :

       

      « Ainsi, nous aurons embrassé l’universalité de la plus vaste de toutes les sciences : celle qui embrasse tous les moments de notre vie, qui gouverne tous les actes de notre veille et les instruments de notre sommeil ; car elle règne encore même pendant le silence des nuits » (Traité de la vie élégante, p. 236).

       

      Dans sa Théorie de la Démarche, Balzac se plaint de ce que la démarche n’ait jamais été étudiée dans son ensemble, mais seulement par morceaux, ces « fragments, insouciants de la science elle-même » (Théorie de la démarche, p. 263). Le regard analytique serait donc, à l’inverse, ce regard total, synthétique, qui comprend tout parce qu’il prend aussi bien en compte les boutons de manchette que l’histoire de l’humanité. C’est d’ailleurs avec beaucoup de justesse que Jacques Neefs conclut – et nous conclurons avec lui :

       

      « L’analytique est un pouvoir de transversalité, de synthèse et de pulvérisation à la fois : on pense ici au narrateur proustien, tel que le décrit Deleuze dans Proust et les signes, et qui rêve de conjoindre les points de vue inconciliables du proche et du lointain, qui fait de l’art le pouvoir de tenir ensemble les échelles les plus diverses » (J. Neefs, art. cit., p. 155).

       


      [1] Nous référons à l’édition suivante : Traité de la vie élégante, [1830], in La Comédie humaine, t. XI (Études analytiques), édition de Rose Fortassier, pp. 211-257, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981

 

  Séance 4 : Vendredi 27 avril

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- Le corps analytique

      - Pascale Hellégouarc'h : « La Physiologie du mariage, ou l'ironie au service d'une méditation sur le goût »

      - Véronique Bui : La « gestuologie » balzacienne 

      - Owen Heathcote : L'analytique comme mise en question du relationnel chez Balzac

 

Pascale Hellégouarc'h

« La Physiologie du mariage, ou l'ironie au service d'une méditation sur le goût »

Entre la Physiologie du goût (ou Méditations de gastronomie transcendante) de Brillat-Savarin parue en 1826 et la Physiologie du mariage (ou Méditations de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal) de Balzac en 1829, la parenté est évidente et se trouve soulignée par l'auteur lui-même lorsqu'il évoque l'idée de « connexité ». Au-delà des échos entre titres et sous-titres, la proximité se glisse aussi dans le choix d'un genre à la mode, expérimenté par d'autres écrivains et correspondant de fait au goût d'une époque. Cette étude cependant semble bien mettre en place un code de lecture singulier et, dès l'introduction, le parcours s'enrichit d'un second degré ironique précieux pour éviter un possible égarement de la compréhension.

En effet, l'ironie apparaît ici comme un outil privilégié par et grâce auquel l'auteur met en place un double discours, explicite et implicite, ce dernier traversant le sens à l'aide d'indices et surtout de la distance vigilante adoptée par le lecteur. L'entreprise est périlleuse car, comme le souligne Beda Allemann, les marqueurs de l'ironie littéraire sont rares et cette compétence lectoriale qui nous fait lire d'emblée, grâce à une forme de précompréhension, un texte ironique comme tel est bien souvent miraculeuse... alors que les écueils sont redoutables : percevoir l'ironie où elle n'est pas et ne pas la saisir où elle est en modifie radicalement l'interprétation.

Le contexte de production se révèle être un allié de choix dans cette aventure du sens : en s'appuyant sur une toile de fond identifiable pour que ses effets s'épanouissent, l'ironie parvient à l'un de ses objectifs, inclure les lecteurs complices et congédier les autres. Et la réception du texte de Balzac le montre : entre succès de scandale et sourire amusé, la perception fluctue en fonction du public mais aussi des époques. A bien des égards, la parodie n'est pas loin dans la Physiologie du mariage et le rire qu'elle suggère est avant tout social.

Véronique Bui

La « gestuologie » balzacienne

Quiconque a lui la Théorie de la démarche sait que Balzac ne parvient pas à achever sa théorie : il renonce à pouvoir dégager un système des différentes démarches qu'il observe. Pour autant la fin du texte ne plonge ni l'auteur ni le lecteur dans le découragement de l'échec. Comment interpréter ce ton ludique, cet enthousiasme dont ne se départ pas l'écrivain jusqu'au bout de son traité alors qu'il dit l'aporie d'une nouvelle étude qui recouvre le domaine qu'étudie actuellement la gestuologie ?

L'on voudrait montrer que s'il est vrai que Balzac ne réalise pas un manuel de sémiologie corporelle, il offre en revanche au lecteur une entrée dans l'œuvre future, il lui permet de suivre au fur et à mesure de la livraison des articles dans l'Europe littéraire, le dessein et la spécificité du projet balzacien. Balzac, dans un brillant chiasme, renverse les termes de la proposition, et rédige une démarche de la théorie, la théorie du roman balzacien, dont il est à l'origine, c'est-à-dire au principe.

Aussi la Théorie de la démarche est-elle pas d'autant plus analytique qu'elle permet au lecteur de remonter au principe même de l'œuvre, c'est-à-dire à l'auteur en action : un auteur qui s'enthousiasme pour ce qu'il est en train de créer, un auteur qui pressent les potentialités du mariage des sciences et du roman, un auteur qui, surtout, a compris que l'homme montre autant qu'il dissimule et que lui, Balzac, va tirer de cet écart un bénéfice philosophique, psychologique, métaphysique, en un mot, au sens balzacien, un bénéfice littéraire.

Owen Heathcote

Gérer l'altérité ? Le travail du corps dans les Études analytiques

Qu'est-ce que l'analytique ou, peut-être plus exactement, que fait l'analytique chez Balzac ? Associé à la démarche anthropologique et à la démarche de la philosophie éclectique, l'analytique dans cet exposé est défini comme posture plutôt que comme contenu. Dans les Études analytiques il s'agit donc moins d'être original que de présenter les choses autrement. Une première chose autre est, dans la Physiologie du mariage et les Petites misères de la vie conjugale, le corps de la femme, que l'époux a intérêt à bien gérer - à bien (faire) travailler. Une deuxième chose autre est le corps élégant, le corps en mouvement, et le corps « drogué » des trois textes de la Pathologie de la vie sociale : le Traité de la vie élégante, la Théorie de la démarche et le Traité des excitants modernes. Dans tous ces textes il s'agit d'apprendre à gérer autrement soit le corps de l'autre soit son propre corps. Et il s'agit non seulement de gérer mais aussi de guérir l'autre qu'est la femme ou l'autre qu'est le corps inélégant, le corps trop mouvementé ou le corps `excité'. L'analytique se veut thérapie.

En même temps, et paradoxalement, c'est la démarche analytique qui crée, de par sa distance même, cette même altérité (altération) dont souffre le corps féminin, inélégant, mouvementé ou drogué. Et c'est ce même regard analytique qui montre que la déformation ou la déchéance corporelles que les Études analytiques sont censées corriger sont aussi naturelles, voire plus naturelles, que le corps bien géré ou guéri. S'agit-il donc grâce à l'analytique de revenir à une nature plus fondamentale - le corps simple et lent - ou d'apprendre à contrecarrer un corps « naturel » qui est toujours et déjà dénaturé ? Il faut supposer que les Études analytiques sont conscientes de ce paradoxe et que la posture analytique l'assume et s'en réjouit.

Préface de son Traité des excitans modernes qui constitue l'appendice de l'édition de Charpentier (1839) de la Physiologie du goût de Brillat-Savarin.

Beda Allemann, « De l'ironie en tant que principe littéraire », Poétique, n°36, novembre 1978.

 

 

 II. Journée d’études organisée à la Maison de Balzac

(47, rue Raynouard, 75016 Paris)

sous l’égide du Groupe International de Recherches Balzaciennes

22-23 juin 2007

Responsables :  Claire Barel-Moisan : [email protected] et Christèle Couleau : [email protected]

-         Comme l’an dernier, le séminaire sera complété par trois demi-journées d’étude à la Maison de Balzac, les 22 et 23 juin 2007. Le programme de ces demi-journées et résumés des interventions page suivante